dimanche 26 avril 2009

La question Michel Servet par Claude Bouvier


LA QUESTION MICHEL SERVET




Petite introduction bibliographique.



Un écrivain allemand assurait en 1904 que, sur la vie de Servet, "nous en savons encore moins aujourd'hui qu'on ne croyait le savoir, il y a douze ou quinze ans," à l'époque où il était étudiant. (Scheinder, Michel Servet, wiesbaden, 1904, p.6.) Il y a peu de paradoxe et beaucoup de vérité dans cet aveu : Michel Servet demeure un personnage aussi énigmatique pour la postérité qu'il le fut sans doute pour ses contemporains. C'est pourquoi, à l'heure où nous sommes, tout essai biographique, toute étude, (même élémentaire, comme celle-ci entend le demeurer,) ne peut être présenté que modestement au public.

Déjà, cependant, l'on commence à entrevoir quel parti il y aurait à tirer des articles, brochures, travaux jusqu'ici publiés, pour construire à la longue une œuvre plus solide et plus durable. Et à qui demande où se renseigner sur Servet, il semble même qu'on puisse fournir quelques indications utiles, déblayer un peu les voies d'accès. C'est ce qu'il importe, d'abord, de faire sommairement ici, tout en laissant au lecteur pressé le loisir de franchir ces préliminaires arides, mais presque indispensables.

I. Pour une information rapide et provisoire, il suffirait à la rigueur de consulter l'article (excellent encore,) de la biographie Universelle de Michaud sur Servet Michel, article dont la biographie était poussée aussi loin que possible : puis les chapitres concernant l'affaire Servet dans les biographies de Calvin, par exemple le clair quoique tendancieux résumé de Bossert (Caloin, de la Coll. Des grands écrivains, 1906,) ou les pièce apportées par Audin dans le T. II de son histoire de Calvin (souvent inexacte, mais en somme moins vieillie qu'on ne croit sur bien des points.) Ces volumes sont à la portée de tous. On pourrait aussi parcourir avec fruit quelques-uns des écrits de simple vulgarisation, publiés à l'occasion des fêtes de Genève (1903) ou de Vienne (1907), sans perdre de vue que leurs auteurs se réclament pour la plupart de la libre pensée ou du Protestantisme libéral. Citons en particulier : le Journal de Genève (n°2 novembre 1903,) qui relate l'inauguration du monument expiatoire et les discours du pasteur Choisy, des professeurs Chantre et Doumergue, la Congrès substantielle du professeur Schneider, intitulée Michael Servet, Wiesbaden, 1904, la brochure de E.-J. Savigné Le Savant Michel Servet, victime de tous les fanatismes, Vienne, 1907, etc… Enfin le récent volume de M. Aug. Dide, Michel Servet et Calvin, Paris, 1907, peut être aussi considéré, mal gré ses développements, comme un œuvre de circonstance et de propagande. Parmi les documents d'origine Catholique faciles à se procurer, il faut citer à part : les Questions actuelles (14 nov. 1903,) qui ont apporté un bon et impartial résumé d'articles parus soit dans la Revue des Deux Mondes (T. XXI,) sous la signature d'E. Saisset, soit dans le Revue des Quest. Historique (1er octobre 1881,) sous la signature de J. Vuy, dans la collection Science et Religion, voir aussi J. Rouquettte, Les victimes de Calvin, consulter enfin l'art. du Kirchenlexion, Freiburg in Brisgau.

II. Pour une étude plus directe et plus approfondie, il serait nécessaire d'aborder, en outre, les travaux plus considérables, (ou plus ancien ou plus rares,) de Vigand (Servetianismus, Koenigsberg, 1575,) à la fin du XVIème siècle, de Michel de la Roche (Bibliothèque anglaise, Amsterdam, 1717, 1er partie (trad. Du même ouvrage paru en 1711 à Londres dans les Memoirs of Litteraturs.) C'est une des sources favorites de d'Artigny,) Boysen (Historia Serveti, Wittemberg, 1712) ; Alwoerden (Historia Micheli Serveti, Helmstad, 1727, avec portrait soigné de Servet) ; Mosheim (Surtout Versuch einer vollstandigen und unparteiischen Ketzergeschicte : et Geschichte des beruhmten sp. Artztee M. Servetto, Helmstadt, 1748) ; l'abbé d'Artigny (XVIIIéme siècle.) ; les publications du XIXéme siècle, où ces premiers travaux ont été souvent utilisés, celles de Treschel (Die Protestatishen antitrinitarien vor Faustus Socin, Heibelberg, 1839, T. I seulement, qui traite de Servet et de ses devanciers) ; Rillet de Candolle, Schadé (Etudes sur le procès de Servet, Strasbourg, 1853) ; surtout de Henri Tollin (On trouvera la biographie complète des travaux de Tollin (elle comprend à elle seule 33 numéros,) dans la brochure Michel Servet, Portrait-caractère, trad. Picheral-Dardier, Paris, 1879, pp. 54-56. L'ouvrage capital de Tollin, passionné comme tous ses écrits, est Das Lehrsystel Mich. Servert, 3 vol. Gutrasloh, 1876/78,) pasteur de Magdebourg, qui a compulser tout ce qui concerne Servet ; enfin la grande Collection des Calvini opera, édition des professeurs Baum, Cunitz et Reuss, de Strasbourg.



Observons pour simplifier, que les lectures plus particulièrement utiles à l'examen impartial des problèmes envisagés plus loin sont les suivants :

1° Pour la question des découvertes scientifiques de Servet, outre les écrits de Willis (Servetus and Calvin, Londres, 1877, utile seulement pour l'examen des idées physiologiques du médecin espagnol,) de Flourens (Journal des Savants, 1854,) on verra ; D' Chéreau, Histoire d'un livre, Michel Servet et la circulation pulmonaire, Paris 1879 ; et Darbier, réponse au précédent (dans l'Appendice de la traduction de Michel Servet, Portrait-caractère de Tollin, Paris, 1879.)

2° Pour l'histoire des idées religieuses de Servet on consultera : d'abord les réponses aux interrogatoires des divers procès, les livres et lettres de Servet (v. plus loin,) puis : Geymonat, Michel Servet et ses idées religieuses, Genève, 1892 ; De Linde, Michel Servet, Een Bradoffer de Gereformeerde Inquisitie, Groningen, 1903 (critique solide de Tollin) ; E. Choisy, la Théocratie à Genève au temps de Calvin, 1901, Genève ; L. Monod, article de la Rec. Chret. 1er juillet 1903 ; le Bull. de la Soc. De l'hist. du prot. Français, passim, T. XXVII et LII ; enfin Harnack, Dogmengeschichte, T.III.



III. Pour l'histoire des deux procès, on se souviendra que l'abbé d'Artigny, dans ses Nouveaux Mémoires d'histoire, de critique et de littérature, Paris, 1749, pp. 54-154, a fait connaître les actes du procès de Vienne, d'après les archives de l'archevêque de cette ville, et qu'il a publié le premier les fameuses lettres de Guillaume Trie, inspirées par Calvin. "On observera, dit-il, que toutes les lettres qu'on trouve ici et dont j'ai les originaux n'ont jamais été imprimées (D'Artigny, p. 79,)." Ces pièces ayant été, depuis, détruites dans un incendie, le témoignage de d'Artigny et de première valeur.

D'autre part, les actes du procès de Genève et Plusieurs documents qui s'y rapportent sont contenus au tome VIII des Calvini opera, 1870. Une Relation du Procès criminel etc., par Rilliet de Candlle, se trouve également au tome III des Mémoires de la Soc. D'hist. Et d'arch. de Genève, 1884 ; une autre d'A. Roget forme la 1ère livraison du tome IV de l'Hist. du peuple de Genève, 1887.

Enfin, le recueil des Notices généalogiques sur les familles genevoises par Galiffe, 1831-1838, renferme au T. III l'importante lettre du syndic Calandrini au pasteur Vernet sur la procédure criminelle suivie contre Servet à Genève.







La Question Michel Servet







La question Michel Servet date, à vrai dire, du lendemain de sa mort sur le bûcher de Champel. Mais depuis l'inauguration du monument élevé à la mémoire du célèbre Espagnol, victime de Calvin, par les protestants de Genève (1er nov. 1903,) cette question, on le verra plus loin, a pris plus d'importance devant l'opinion publique.

Voici qu'elle s'inquiète, pose des interrogations auxquelles on peut apporter quelques réponses, malgré l'imperfection ou lacunes des travaux entrepris sur la vie et les œuvres de Servet.

Ces questions et ces réponses seront exposées ici sous une forme aussi brève, aussi méthodique et claire que possible : par conséquent l'appareil scientifique, sans âtre tout à fait négligé, sera réduit au strict nécessaire.

Et d'abord,


I. Que sait-on de l'origine, des voyages, des études, des écrits de Servet, jusqu'à la publication de la "Christianismi Restitutio" ou Restauration du Christianisme ?





Si le mystère enveloppe encore plusieurs incidents de la vie de Michel Servet, si, à cause des contradictions de ses procès, sa chronique en particulier n'est pas entièrement fixée, on peut du moins reconstituer, sans trop de peine, les grandes lignes de son existence agitée : il suffira de les indiquer ici, accompagnées de quelques peut-être actuellement nécessaires.






Jeunesse

Miguel Serveto, ou Reves (Peut-être simple anagramme,) du nom de sa mère, française d'origine (?) ou de Villeneuve, nom adopté par lui après 1532, peut-être en souvenir de son père qui était de Villanueva en Aragon, plus probablement à cause des embarras que lui suscitaient ses deus premiers ouvrages de théologie, Miguel Serveto est né, dit-on souvent sans références bien précises, le jour de la Saint Michel 1511, non pas, semble t-il, à Villanueva, comme il le déclare au procès de Genève, mais à Tudèle en Navarre, comme il l'affirmera devant les juges à Vienne (d'Artigny, Nouveaux Mémoires, Tome II. p. 56-57.) Ses parents étaient "chrestiens d'ancienne race, vivant noblement." Après avoir appris de bonne heure le latin, le grec, l'hébreu, il fréquenta l'Université de Saragosse, où l'on assure qu'il s'intéressa à toutes les sciences cultivés alors, particulièrement à la géographie, "à laquelle les découvertes récentes, observe M Bossert, ouvraient des horizons nouveaux." Ce séjour à Saragosse n'est pas, du reste, un fait absolument établi.
Voyages et controverses.



On le voit à Toulouse où i fit ses études de droit et, comme par hasard, 'prit connaissance avec quelques escolliers de lire à la Sainte Escripture et Evangile, ce qu'il n'avait jamais faict paravant." C'est sa première, sans doute son unique formation théologique, tout à fait indépendante et personnelle (L'influence du milieu toulousain sue les idées de Servet est signalée par Tollin, Toulouser Studentenleben im Anfang des 16 lahrhunderts, dans l'Historisches Taschenbuch, Leipzig, 1874.) Peut-être y joignit-il dès lors l'étude des Pères, des grands scolastiques, celle aussi des écrits rabbiniques du moyen âge, de Maimonide notamment, car il montra un jour que sa connaissance de l'hébreu n'était pas commune.

On le voit en Italie (1529-1530,) à Bologne, au couronnement de Charles-Quint : c'est un moine, Jean de Quintana, confesseur de l'Empereur, qui l'emmène à son service, ainsi qu'il l'a raconté plus tard au premier procès de Vienne. Ses souvenirs le trompaient cependant sur son âge, puisqu'il croyait n'avoir alors que quinze ou seize ans. D'Artigny rapporte qu'il fut à ce moment en relations avec les hérétiques italiens qui commençaient à jeter les semences de l'arianisme renouvelé et du socinianisme : il aurait été décidé, dans des réunions secrètes, que le dogme de la Trinité était un des premiers articles à repousser, et c'est Michel Servet qu'on aurait choisi pour porter les premiers coups à la doctrine du Concile de Nicée (d'Artigny, toc, cit, p. 59.) Si sa jeunesse paraît, à première vue, un obstacle à une telle mission, n'oublions pas qu'un an s'écoula seulement avant son premier manifeste hérétique, le temps à peine de la composer et de le publier. En attendant, i garde des fêtes de Bologne une impression fâcheuse. Il se scandalise de voir Clément VII, escorté de princes, s'avancer en triomphe au milieu de la foule agenouillée. Ce souvenir lui reviendra dans la Christianismi Restitutio comme une première vision de l'"Antéchrist." Il est, dès cette heure, dans l'état d'esprit qui fut celui de Luther.

On le voit en Allemagne (1530), toujours dans la suite de Quintana, ce qui lui permet d'assister aux controverses de la Diète d'Augsbourg et de rencontrer Melanchthon, son plus redoutable adversaire après Calvin. Quintana meurt. Servet, désormais sans maître, ne songe plus qu'à sa tâche de réformateur.

Et on le voit à Bâle où il fait part de ses doctrines antitrinitaires à Oecolampade qui essaie vainement de le ramener, à Strasbourg où il tâche de conquérir Martin Bucer et Capiton. Vains efforts, qui se heurtent surtout au souci de ne pas compromette l'unité doctrinale des églises naissantes et de ne pas scandaliser les groupes de réformés français (Calvini opera, VIII, p. 866.) Oecolampade, qui lisait Servet et y trouvait de "bonnes choses" Bucer qui l'appela longtemps "son frère bien-aimé dans le Seigneur," furent peut-être un instant séduits. Capiton le reçut même dans sa propre maison. Mais quand ces partisans de la Réforme virent où tendait le jeune Espagnol, c'est-à-dire à la négation des dogmes fondamentaux retenus par la Réforme elle-même, ils le repoussèrent parfois avec des injures, parfois seulement avec une plainte attristée (Ibid, 857-872, passim. On trouvera là les lettres, notamment celles d'Oecolampade, auxquelles nous faisons allusion ici.)

De Strasbourg, Servet, s'était rendu à Haguenau pout hâter l'impression de son premier traité, très obscur, sur les Erreurs de la Trinité (1531.) Au mois de juillet de la même année, Oecolampade, rensigné par Capiton, constate, dans une lettre, que le succès de ce livre est grand, et il s'en inquiète : il convient, dit-il, d'étouffer "l'incendie dans l'étincelle." Le Sénat de Bâle lui demande son avis : il répond nettement qu'il ne saurait approuver, malgré ce qu'il contient de bon, un écrit où il est nié que le Fils soit coéternel au Père. Aussi bien, en 1532, dans un second livre : Dialogues sur la Trinité, Servet semble se rétracter. Mais il n'y a pas à regarder de bien près, pour s'apercevoir que ce n'est pas faux, explique t-il, mais vague, confus et incomplet ! La barbarie de son style l'afflige, et il en accuse un peu son typographe… Cependant, sur deux points, il a changé de sentiment ; il ne continue plus de désigner le Saint –Esprit comme un ange, à la suite d'Hermas, un des Pères apostoliques ; il cesse pour le moment de représenter un don gratuit de Dieu, mais sans revenir nettement à la conception orthodoxe de la divinité de nature (Schneider, Michael Servet, p.10.)

D'Artigny assure que Servet n'avait pas fait de difficulté de mettre son nom à son ouvrage parce qu'il prétendait user de la même liberté que les Réformateurs dans les écrits "contre les principaux dogmes de l'Eglise Catholique;" mais les églises réformées le chassèrent d'Allemagne, et Melanchthon écrivit plus tard aux membres du Sénat de Venise qu'ils eussent à préserver leurs Etats du nouveau "Paul de Samosate," (D'Artigny, p. 62. Une conséquence désagréable de cette lettre fut, pour Melanchthon, qu'à la Diète de Rastibonne, Contarioli l'accusa d'avoir écrit sans motif au Concile d'une ville étrangère. Melanchthon, qui n'avait fait peut-être que dicter la lettre, nia simplement en être l'auteur. Il n'aurait pu revendiquer la comparaison avec Paul de Samosate, qui était assez originale et assez exacte en somme.) Luther, furieux, le traitait de Maure dans ses Propos de table…

S'il faut en croire la confession qui clôt les Dialogues, Servet trouvait chez les réformés comme chez les papistes une part égale de vérité et d'erreurs. La crise décisive de sa vie intellectuelle s'était donc produite, et l'avait déjà placé en dehors de toute confession religieuse officielle, dans un Christianisme à part, réel encore, mais confus, étrange, illogique et intenable, qui n'achèvera de se préciser, s'il s'et précisé jamais, qu'avec la Christianismi Restitutio.




Les séjours en France.



Aussi bien, dès son arrivée en France et pour quelques années, c'est en apparence un autre homme : à la fois étudiant et maître, maître au collège des Lombards, il s'adonne maintenant aux mathématiques, à la géographie, à l'astrologie, enfin à la médecine. Aussi traditionnel en matière scientifique qu'il avait été novateur en matière religieuse, il apparaît comme passionnément attaché à la doctrine de Gallien et à celle de Ptolémée, dont l'autorité avait été révérée du moyen âge. Pourtant il dut apprendre de ses maîtres à mêler l'observation à l'érudition : déjà l'érudition pure ne suffisait plus tout à fait à l'école de Paris, où affluaient des savants de tous pays.

D'abord Servet passe à Lyon, où il s'arrêta souvent dans sa vie? Il t fut correcteur d'imprimerie chez Trechsel. Nous ignorons si c'est à ce moment qu'il connut le médecin lyonnais Champier dont il prit plus tard, en 1536, la défense contre le médecin Fuch. Il est piquant d'observer qu'à cette date Servet accusait Fusch d'avoir outragé l'Eglise Catholique, cherché à attirer d'autres personnes dans une hérésie ! "Il est absolument impossible de voir dans la conduite de Servet, celle d'un homme de caractère," ajoute à ces propos un de ses admirateurs (Schneider, loc. cit., p. 14.) On ne peut, d'autre part, que louer l'acte de reconnaissance intellectuelle qu'accompli Servet en défendant la mémoire de Champier. Le vieux maître lyonnais ne manquait point de savoir, ni d'expérience, ni d'originalité. Comme Fernel, son contemporain, il proscrivait les dogmes exotiques fort suspects en ce temps-là. Féru d'une pharmacie en quelque sorte 'nationaliste," il préconisait avec vigueur les remèdes indigènes et prétendait que toutes les maladies des Français sont guérissables par les plantes de notre pays !

On constate aussi pendant plusieurs années la présence de Villeneuve à Paris. Un jour, il est invité à se rencontrer avec Calvin dans une maison de la rue Saint-Antoine, pour une discussion théologique: il ne paraît pas au rendez-vous, ce dont Calvin abusera plus tard contre lui (D'après Théodore de Bèze, vie de Calvin, en 1531 ; d'après Calvin lui-même en 1536.)

Quoiqu'il ait publié à Lyon, en 1535, sa première édition de la Géographie de Ptolémée (sur celle de Pirckermer, Strasbourg, 1525,) c'est aussi à Paris qu'il dut la préparer. Il avait alors pour auditeur le futur archevêque de Vienne, Pierre Palmier, ainsi qu'il le rappelle dans la dédicace qu'il lui fit, en 1541, d'une nouvelle édition viennoise plus complète, quoique amendée et corrigée sur quelques points. La première édition, sauf les passages incriminés par Calvin et dont nous parlerons plus loin, n'avait rien, en sommes, qui pût alarmer sérieusement l'orthodoxie. Les Hussites y étaient mêmes traités de "Maudits hérétiques." L'auteur affichait néanmoins quelque scepticisme au sujet de la guérison des écrouelles par le Roi de France. "Ces malades ont-ils été guéris ? c'est ce que je n'ai pas vu," écrivait-il. Plus tard il se serait ravisé, à ce que raconte Audin, et aurait écrit : "Ont-ils été guéris? On m'a dit que oui."

La médecine, que plusieurs cultivaient de concert avec les mathématiques et la géographie, finit néanmoins par l'accaparer. Avec ou après Champier, Dubois (Sylvius,) Fernel, Gunther d'Andernach, l'ont eu comme disciple. Gunther en fit même après Vésale, son auxiliaire de prédilection dans ses travaux d'anatomie (Bosset, Calvin, p.158.) C'est alors que Michel de Villeneuve écrivit pour la défense de la médecine d'Hippocrate et de Galien contre la médecine des Arabes, son fameux traité des Sirops ou purgatifs (1537), qui eut ensuite jusqu'à quatre éditions successives à Venise ou à Lyon (1545-1548), et fit longtemps autorité.

Cet esprit curieux de tout l'était aussi, malheureusement, de la science des astres qu'il voulait faire intervenir dans les choses de la médecine : il publia un calendrier, tira des horoscopes, fit sur sa matière favorite des leçons publiques. Pas de véritable science médicale sans l'emploi de l'astrologie ! Quiconque nie ce principe est traité par lui d'ignorant de peste. Tel était encore le crédit de l'astrologie, qu'il en put faire l'apologie dans un petit écrit, longtemps réputé introuvable. Mais les médecins de la Faculté, qu'il traitait de façon peu civile, s'insurgèrent contre l'Espagnol astrologue "trompeur et abuseur." Le Parlement du intervenir en 1538 ("Le 18 mars 1538, le Parlement en séance solennelle eut à juger un bien pittoresque procès. Servet était accusé d'avoir lu publiquement un cours d'astrologie judiciaire, 'science réprimée par plusieurs constitutions tant divines et canoniques que civiles', et de s'être complu 'à des divinations sur la nativité des hommes, leurs fortunes et aventures, prenant argument que selon le jour et l'heure que l'homme aurait esté né, il serait tel ou tel et lui adviendrait telle ou telle chose.' On invoquait, pour obtenir qu'une sentence de mort fût prononcée contre l'abuseur, le chapitre XLVII d'Isaïe !" Dide, loc. cit., p. 48.) C'est la mort qu'on réclamait : Le Parlement, débonnaire, se contenta d'une remontrance assez douce, et pria la Faculté de traiter "doucement le dit Villanovanus, comme les parents, leurs enfants (Ibid., p. 49-50."

Michel de Villeneuve ne trouva la paix qu'en quittant Paris. Il revint à Lyon où il avait séjourné à plusieurs reprises, "et y demeura quelque temps chez les Frellons, libraires, en qualité de correcteur d'imprimerie. Il fit ensuite un voyage à Avignon, retourna à Lyon, et alla enfin s'établir à Charlieu, où il exerça la médecine pendant trois ans. Quelque étourderie qu'il y fit l'obligea vraisemblablement d'en sortir (d'Artigny, p. 64.) L'abbé d'Artigny dit : quelque étourderie. Calvin, intéressé à noircir un ennemi, insinue d'avantage. Ce qui est certain, du propre aveu de Servet, c'est que "allant de nuit veoir un malade, par l'envie d'un autre médecin de ladite ville, il fut aggreddé de certains qui estoient ses parents et favoris, et la fut blessé et blessa aussi l'un des autre, pour laquelle chose demora deux ou trois jours aux arrêts" (Calvini opera, VII, p.769.)

C'est à Lyon, dans la société des gens de lettres, des savants, des doctes imprimeurs (Sur Lyon et le mouvement intellectuel Lyonnais de 1530 à 1510, sur les résidents et les passants dans la grande cité, sue le Card. De Tournon et son rôle, ef. Richard Copley Christie, Etienne Dolet (trad. Stryenski,) 1889, p. 161. Un de ces érudits et de ces imprimeurs, Trechsel, était venu se fixer à Vienne. Il y était en 1541,) où il se plut toujours, qu'il finit par retrouver Pierre Palmier qui l'emmena à Vienne (On dit généralement en 1542. Cependant la nouvelle édition de Ptolémée est de 1541, et la dédicace où il fut l'éloge des ses amis est datée de Vienne, la veille des calendes de mars 1541. [C'est en 1564 seulement qu'une ordonnance de Charles IX fixa uniformément le début de l'année civile au 1er janvier cf. Chorir. Hist. gén. Du Dauphiné, II, 514. De là, sans doute, une partie des hésitations chronologiques échappées aux biographe de Servet,] il devait y rester douze ans, de la fin de 1551 à 1553.

Pierre Palmier ne lui fournit pas seulement un asile dans les dépendances de son palais épiscopal. Il l'introduisit avec honneur dans le cercle d'ecclésiastiques distingués dont il s'était entouré : il n'en est aucun dont Servet ne fasse l'éloge dans sa dédicace (cette dédicace, malgré les éloges de style, tranche sur les autres dédicaces, en ce qu'elle n'est pas une pure amplification littéraire et allègue plusieurs données positives concernant la carrière de Servet. Cf, Maupertuis, Histoire de la Sainte Eglise de Vienne, Lyon, 1708, p. 283,) de la nouvelle édition de Ptolémée (1541). C'étaient Jean Palmier, prieur de Saint-Marcel, parent de l'archevêque ; Claude de Rochefort, vicaire général de Vienne, "homme à qui je dois, disait-il, autant qu'à Ptolémée lui-même doivent les gens curieux de géographie." C'était un autre ecclésiastique, Jean dit le Blanc, prieur de Saint Pierre et de Saint-Siméon. C'était ce Jean Parrelli (Perreau ?), à la fois médecin, philosophe et grammairien, qu'il avait autrefois connu à Paris, et qui y fut son compagnon d'études. Perrelli était d'ailleurs le médecin de Palmier, à l'arrivée de Servet, ce qui prouve que celui-ci n'a pas été amené à Vienne, comme on l'a dit quelquefois, pour être le médecin de l'archevêque ("… Johannis quoque Perrelli, doctoris medici tui..," dit Servet lui-même dans la dédicace déjà citée.)

Ainsi entouré, Michel de Villeneuve s'occupa de son art et sans doute pendant douze ans environ.

De temps à autre, et depuis un siècle, une contagion mystérieuse qu'on appelait "peste", exerçait à Vienne ses ravages. De 1531 à 1534, plusieurs années avant la venue de Servet, elle avait fait une apparition terrible dont on gardait encore la mémoire. En 1542, elle réapparut et, dès le 16 janvier, on organisa sévèrement la garde des portes de la ville pour l'éviter. Ce fut en vain, mais cette fois le fléau s'arrêta vite, car, dès le 24 avril suivant, on voit que le sieur Jean Papet est autorisé, par une ordonnance spéciale, à rentrer dans sa maison, après qu'elle aura été longuement "nettoyée" et assainie, nous dirions : désinfectée (Arch. municip. De Vienne B. B. 17, f 20. A observer encore que l'année 1543 commence en mars, suivant l'usage adopté : la peste dura dons un peu moins de trois mois [fin janvier 1542 à fin avril 1543.)

Quoique les historiens de Vienne, à notre connaissance, ne mentionnent rien de précis concernant le rôle qu'aurait pu tenir Servet en cette occurrence, c'est une hypothèse légitime d'admettre qu'il suivit alors son "bon naturel" comme il le fit le jour même de son arrestation au profit de prisonniers malades, et qu'il accomplit généreusement son devoir de médecin ; et cela, d'autant mieux que les derniers services hospitaliers venaient d'être centralisés et organisés, non loin de sa résidence habituelle, tout prêt de l'archevêché. Mais les documents se taisent, si les conjectures sont permises.

Quoique l'hypothèse concorde assez avec ce que l'on connaît du caractère entreprenant et passionné de Servet, il n'est nullement prouvé qu'il ait tiré parti de son séjour à Vienne pour faire, dans la ville et ses environs, de la propagande au profit de ses idées religieuses : il semble que les faits qu'on a invoqués quelquefois se rapportent à une date antérieure à son arrivée.

En tout cas, cette propagande dut rester assez secrète. Pierre Palmier, que les historiens représentent unanimement comme fort zélé pour la doctrine, et qui sévit un jour, s'il en faut croire Lelièvre, contre le cordelier Etienne, convaincu de luthéranisme, n'eut pas supporté ces agissements, même de Servet.

Toutefois, dans le cercle d'hommes instruits qui composaient, avec Palmier pour centre, la petite cour archiépiscopale, il devait y avoir place pour une certaine liberté de discussion ; et l'on imagine difficilement que, pendant douze ans, Michel de Villeneuve, dont les doctrines aristocratiques étaient "seulement dirigées à gens sçavant," se soit assez contenu pour ne jamais entamer avec eux plus d'une controverse amicale. Ce n'est pas sans raison que Calvin parle, dans la lettre de Guillaume Trie, de l'hérétique que "l'on soutient de par delà." Par des lettres de Servet, Calvin savait alors de quelles hérésies il s'agissait.

Néanmoins le fond même du système de Servet, l'opiniâtreté avec laquelle, il s'y tenait, durent rester choses inconnues de ses amis de Vienne. Au procès de Genève, il a, en effet, insisté sur ce point que les "docteurs' allemands furent las seuls qu'il mit au courant de ses idées. "En France, il n'en a oncques parlé à homme (Calvini opera, VIII, 770. Sans doute faut-il excepter l'imprimeur Guéroult que son patron et associé Arnoullet soupçonne ensuite d'intelligence avec Servet. Peut-être aussi, l'ecclésiastique viennois Charmier, qui fut chargé de rassurer le fondeur de lettres Merrin sur la nature du dépôt de livres qu'il avait reçut de Vienne, était-il au courant des intentions de l'auteur de le Christ; Restit.) D'ailleurs il se conduisait extérieurement comme Catholique, allait à la messe. Pour s'en excuser ensuite auprès des juges de Genève, il leur laissa croire que sa vie eût été en danger sans cela, et leur allégua l'exemple de saint Paul entrant au temple pour se vouer au nazaréat. Ce pendant, ajoutat-il, il tenait la messe pour "méchante" et en avait "escript comme les autres" (Ibid., 789.)

La tranquillité qu'il goûta à Vienne auprès de l'archevêque, son protecteur et son ami, dura longtemps et lui permit d'entreprendre divers travaux pour le libraire Hugues de la Porte et l'imprimeur lyonnais Jean Frellon (d'Artigny, p. 66., Servet aurait alors corrigé les épreuves et rédigé les arguments d'une somme de Saint Thomas.) Dès les premiers mois de son séjour, il s'était remis aux études religieuses, qu'il n'abandonna peut-être jamais. Il surveilla l'impression qui se faisait à Lyon d'une nouvelle édition de la Bible de Sanctis de Pagnini, y introduisit une préface et des notes qui contiennent de curieuses vues sur le sens proprement historique des prophéties, exclusion faite de leur adaptation à la personne du Messie : cette édition ne parait lui avoir attiré, au moment où elle parut (1542), aucun embarras de la part de Pierre Palmier qui ne pouvait, d'ailleurs ignorer tout à fait les premières tendances de Servet et avait du déjà, en l'accueillant, passer condamnation sur elles (L'hypothèse est si naturelle que M. Dide est de cet avis, p. 57.) C'est peu d'années après, à l'insu de son "Mécène", qu'il dut commencer d'écrire la Christianismi Resttitutio (Restauration du Christianisme.)

C'était décidément, croyait-il, sa vocation en ce monde de ramener la doctrine Chrétienne à la foi des apostoliques, pureté qui s'était, d'après lui, perdue ou altérée depuis Constantin.

Il croyait pouvoir compter sur Calvin qui s'était parfois oublié à des déclarations très irrespectueuses pour la foi de Nicée 'affaire Caroli). Dès 1546 (Bossert dit : dès 1515, p. 159, loc. cit. ; Schneider aussi,) poussé par son ardeur combative, on peut le dire aussi, par son idée fixe, il envoya à Calvin (Sur les relations avec Calvin de 1545 à 1548 environ, v. tous les auteurs cités pl. h., particulièrement d'Artigny, p. 69-74. Cf Calvini opera, T. VIII? P. 833. Calvin avait envoyé à Servet une Institution Chrétienne : celui-ci la renvoya avec des annotations marginales,) avec trente lettres de controverses, une ébauche de son livre, ébauche "qu'il redemanda vainement plus tard et qui fut, dit le pasteur Dardier (Appendice de Michel Servet, de Tollin, p. 64,) la cause principale de sa condamnation à Vienne ; car les passages visés par les inquisiteurs sont tirés, non du livre imprimé, mais de la recension antérieure manuscrite qui présentait quelques différences de rédaction."

Le livre achevé ne parut cependant qu'en 1553. Il avait fallu chercher un imprimeur : ce n'est qu'à Vienne que Michel de Villeneuve le trouva (En la personne de Balthazar Arnoullet et en celle de son beau-frère (?) Guillaume Guéroult. De Bâle en avril 1552, le libraire Marinus lui avait renvoyé son manuscrit, alléguant l'impossibilité de l'imprimer à un tel moment.) On devait imprimer secrètement, feuille par feuille, l'auteur servant lui-même de correcteur ; on devait taire aussi le nom de l'auteur, celui de la ville, et de l'imprimeur, et du libraire ; des 800 exemplaires ainsi tirés, 100 d'après Servet, on devait, enfin, faire deux dépôts, 'un à Lyon, en attendant quelque occasion de les transporter en Italie, l'autre à Francfort, par l'intermédiaire du libraire Jean Frellon. Et ainsi fut-il fait (D'Artigny, pp. 77-78. Une lettre du libraire Arnoullet, citée dans les Calvini opera [VIII, 755], rappelle les allées et venues d'émissaires soit pour porter le livre à Francfort, soit de le faire disparaître : elle donne en même temps une idée de l'habileté avec laquelle les hérétiques avaient organisés le colportage et la propagation secrète des livres.) Cette double destination prouve que, tout en continuant de garder l'incognito en France, Servet comptait atteindre surtout, en Allemagne et en Italie, les anabaptistes et les antitrinitaires de toutes nuances, avec qui il avait noué des relations.

(On trouvera à l'Appendice le titre un peu long et emphatique de la Christianismi Restitutio et celui des ouvrages de Servet-Villeneuve précédemment cités. Pour les principaux, nous joignons, afin de faciliter les recherches, la côte de la bibliothèque nationale).

II. La "Christianismi Restitutio," et les deux procès de Vienne et de Genève.


1. Le livre.
C'est une erreur de croire que l'ouvrage de Servet forme un tout bien équilibré. Loin qu'il procède d'une idée unique à la quelle se subordonnent des développements réguliers, il se compose, au contraire, de dissertations assez confuses, souvent même très obscures, et de documents divers.



Les dissertations sont : 1° un traité en sept volumes sur la Trinité, où il reprend et complète, probablement de mémoire, ses idées et ses écrits antérieurs sur le sujet ; les deux derniers livres se présentent sous forme de dialogues entre deux personnages symboliques, Pierre et Michel, et il y est parlé, notamment, de la génération et de la chair du Christ ; 2° un traité en trois livres où il s'occupe de la foi, de la justification, puis de la supériorité de l'Evangile sur la loi, enfin du parallèle entre la charité et la foi, et des œuvres bonnes : 3° un traité en quatre livres sur la régénération par le Christ, sur le règne et les mystères de l'Antéchrist ; il y parle, au livre III, de l'efficacité du baptême, de la prédication, de la cène du Seigneur. On observera que Servet achevait son livre et traité ces questions, au moment où la plupart d'entre elles étaient examinées au Concile de Trente (Sess.V à VII).

Quant aux documents, ils se composent : 1° de trente lettres non datées, adressées à Jean Calvin "prédicateur des Genevois" ; 2° de l'énumération des soixante Signes du règne de l'Antéchrist et de son actuelle manifestation ; 3° d'une Apologie adressée à Melanchthon au sujet de la Trinité : c'est une suite de citations de l'Ecriture, un appel aux plus anciens des Pères, à Clément, Justin, Irénée, Tertullien, etc…

Les digressions physiologiques dans la Christianismi Restitutio ont, quelque fois aussi, égaré sur le véritable caractère de ce livre. Ce n'est pas un livre de science, mais un livre de théologie polémique où Calvin n'est ni le principal ni le seul attaqué, mais aussi et surtout l'Eglise romaine, symbolisée soue le nom de Babylone, ainsi que le Pape sous le nom d'Antéchrist.

L'esprit de Servet formé sous un double courant mystique et rationaliste, dérivé du millénarisme (v. pl. I.) et de l'humanisme (Cf. Harnack, Dogmengeschichte, m, 661, 66 et sq., 2° édition,) le livre abonde en effusions pieuses qui ne manquent ni d'éloquence ni de sincérité, malgré un reste d'emphase espagnole, et quoiqu'elles apparaissent quelquefois un peu artificiellement, en guise de conclusions soudaine, après des amas de textes et d'érudition indigeste.

Il abonde aussi en rêveries confuses sur la vie future (Notons sa théorie personnelle de l'enfer. Il expliqua que le feu de l'enfer, c'est Dieu, puisque ce feu est éternel. Ainsi que le soleil brûle et réchauffe, Dieu, en tant que feu, peut être châtiment et récompense,) et la fin du monde, en théories composites empruntées non seulement à la Bible, pour lui règle suprême et sûre, mais aux Juifs, aux païens, voire à l'Alcoran, en injures violentes et sans cesse répétées à l'adresse du dragon, serpent, diable, qui a donné la force à la bête, c'es à dire, encore, au Pape. Sa philosophie, tout éclectique, subitement imprégnée de panthéisme et de platonisme alexandrin, peut se résoudre en u symbolisme universel (Cf. Christ. Restitutio, p. 217-218 et 253, etc.) Calvin lui reprochait d'avoir soutenu cette idée que Dieu avait si bien communiqué sa "déité" à toutes les créatures qu'il est "pierre dans la pierre et bois dans le bois" (calv. ope. p. 611.) En effet, le Dieu de Servet n'est pas répandu par fraction dans l'être, mais il y repose dans toute sa plénitude. Essence universelle, il absorbe tous les corps.

Sa théologie conserve, quoi qu'on ait dit, quelques dogmes. Il croit en somme à Dieu, à l'Ecriture, à la divinité de Jésus Christ ("Quod ipse non sit cretura nec finitie potentiae, sed vere adorandus, verusque Déus," loc. cit., p. 248.) , à la vertu rédemptrice de la croix, aux anges et aux démons. Où il se sépare des croyants, c'est sur la façon don il conçoit Jésus Christ, le Christ, selon lui, n'étant pas Dieu par nature, mais l'étant devenu en quelque sorte par grâce et par privilège, en vertu d'une sorte de sublimation qui atteignit jusqu'à sa chair. Il n'en reste pas moins pour lui le Dieu visible dans la chair, le centre et l'organe de tout le reste de la création. Il est l'intermédiaire entre le Créateur et la créature, quoique se distinguant de l'une de l'autre (Henke, Neuere Kirchengeschichte, T. I, p. 423, dit : "Des éléments modalistes, gnostiques, adoptianistes lui ont servi à étayer sa christologie." Peut-être Servet revenait-il ici à sa première théorie de la divinité de J-C. partiellement abandonnée dans les Dialogues.) La foi consiste à croire en lui, à le dire Fils de Dieu, sans qu'il t ait nécessité absolue d'embrasser ses promesses.

Quant à la Trinité, il n'en garde le nom que pour la ramener à un modalisme, le Père, le Fils et l'Esprit n'étant que trois modes d'émanation, d'action ou de manifestation de la substance divine ("Non invisibilium trium rerum illusio, sed vera subtantise Dei manifestatio in verbo et communicatio in spiritus," Index de la Chrsit. Restit. La Trinité est pour lui un cerbère à trois têtes. Cette expression, niée par Mosheim, setrouve dans une lettre à Pouppin : "trplicem hebelis cerberum.) D'ailleurs, ajoute-t-il, "celui qui croit fermement que la Trinité papiste, le baptême papiste des enfants et les autres sacrements papistes sont des enseignements du diable (Christ. Restit, 670.)…" Il s'élève en particulier contre ceux qu'il appelle les "transsubstantatores," tombés, dit-il, dans le sens réprouvé, propagateurs de "monstruosités fanatiques." Messe, culte et cérémonies lui sont en horreur.

Quant au Pape lui-même, aucun doute à ses yeux : c'est l'homme pécheur, le fils de la perdition dont Saint Paul annonçait les commencements mystérieux dans la seconde épître aux Thessaloniciens (II, 3-12,) c'est le "mystère d'iniquité" qui agit déjà, car c'est 'depuis le temps des apôtres et de la personne même des apôtres" qu'il prend son autorité (Ibid., 656.) Pendant les 1260 années de son règne, le règne de l'antéchrist ! L'Eglise, qui est momentanément invisible, a été mise en fuite, elle s'est retirée loin des hommes avec le Christ ; mais elle est visible, elle reparaîtra, après la grande lutte à laquelle Servet lui-même est mêlé (Ibid., 628.)

Ce n'est pas du seul Catholicisme que Servet se sépare ici. Il dénonce, au nom de l'Ecriture qu'il accuse tout le monde de ne pas entendre, l'illogisme de Calvin qui ne va pas jusqu'au bout de ses principes. A l'Institution Chrétienne de celui-ci, il oppose (le jeu de mots n'est-il pas voulu ?,) la Restitution du Christianisme, c'est-à-dire une refonte de la foi plus complète, plus radicale, plus imprévue que celle où veulent se tenir et le législateur de Genève, et Zwingli, et tous les chefs de la Réforme. Sur deus points au moins, il semble toutefois rester an deçà de la Réforme, et rien ne dut être plus sensible pour Calvin que de le voir, d'une part, admettre (à sa façon) dans l'examen des dogmes, à côté de l'autorité de l'Ecriture "morte," celle de l'Eglise et de "sa voix vivante" (Ibid., 627,) d'autre part s"élever contre le prédestinatianisme rigide de la thèse calviniste, qui écrase l'homme et le ravale au rang de la "pierre" ou du "tronc d'arbre" (Ibid., 638.) Servet n'avait jamais aimé la théorie de la justification, telle du moins que l'avait apporté, disait-il, le "vent du Nord,' c'est-à-dire le vent venu de Wittemberg (Scheinder, loc. cit., 11.) C'est pourquoi Calvin lui reprochait aussi de lier trop étroitement la "justice" de la nature et la "justice" gratuite de la foi, au point de na pas supprimer la "bonté des œuvres" ( Cav. Op., 613, Calvin ajoutait : "Bona opera quae regenerntionem sequuniur, non modo ad augendam justitiam valere dicit (servitus), sed etiam esse ejus partem, ut non simpliciter nobld gratuita justifia, aed Deus nos, ex operum merltis sicut ex Christi gratia, justos aestimet."



Calvin, prévenu déjà par les communications de Servet, n'hésite pas. Suivant le mot de Harnack, en déclarant la guerre à l'antitrinitarisme hérétique, en entraînant à sa suite tous les territoires qui sont sous son joug de fer, il ne sauve pas seulement "la foi de Luther," il empêche la Réforme de "faire le pas décisif" (Harnck, toc. Cit., p. 666.)

De là d'abord le






2. Procès de Vienne.
En 1546, lorsque Servet, s'offrait à aller discuter avec lui, Calvin avait déclaré à Farel que, si Servet venait à Genève, il n'en sortirait pas vivant (Calvini opera, XII, p. 283.) L'apparition de la Christianismi Restitutio lui procura l'occasion d'assouvir son vieux ressentiment ; quant au moyen, il lui fut fourni par l'établissement à Genève d'un négociant de Vienne, Guillaume de Trie, gagné à ses doctrines.



Ce Guillaume de Trie était en commerce de lettres avec un de ses parents, Antoine Arneys, domicilié à Lyon, qui l'exhortait sans cesse à rentrer dans l'Eglise Romaine. Trie communiquait à Calvin les lettres d'Arneys, et Calvin dictait ou du moins inspirait les réponses ; d'Artigny l'assure, p. 79, et quoique Bossert le conteste, p. 163, on se saurait sans cela expliquer la précision des lettres de Trie, écrivant à Arneys : "Je me suis ébahi comment vous m'osez reprocher entre autres choses que nous n'avons nulle discipline ecclésiastique ni ordre, et que ceux qui nous enseignent ont introduit une licence pour mettre confusion partout , et cependant je vois que les vices son t mieux corrigés de par deçà que ne sont en toutes vos officialités… Et je vous puis alléguer un exemple qui est de votre grande confusion. C'est que l'on soutient de par de là (à Vienne) un hérétique qui mérite bien d'estre bruslé partout où il sera…" Plus loin, l'ami de Calvin désigne clairement l'"Espagnol Portugallois" sous ses deux noms de Servet et de Villeneuve. Puis, continuant d'exciter Arneys : "Vous dites que les livres qui ne contiennent autres choses, sinon qu'il se faut tenir à la pure simplicité de l'Ecriture Sainte, empoisonnent le monde, et s'ils viennent d'ailleurs, vous ne les pouvez souffrir : cependant vous couvez là des poisons qui sont pour anéantir l'Ecriture Sainte et même tout ce que vous tenez de chrétienté…" A cette lettre, Trie joint le titre, l'Index et les quatre feuilles du livre de Servet.

Cette dénonciation d'un calviniste émane sans doute de Calvin. Qui possédait alors cers documents ? Qui a pu seule les communiquer ? Toutes les apparences sont contre Calvin.

La lettre de Trie était du 26 février 1552. Dès le 15 mars, après quatre jours de pourparlers entre l'inquisiteur Mathieu Ory (Sur Mathieu Ory, cf. Moreri, Gr. Dict. hist. ; Echard, Script. Ord. Proedic., II, 162,) le cardinal de Tournon et les représentants de l'archevêque de Vienne, on décidé de prévenir l'autorité royale en la personne du vibailli, et l'officialité primatiale.

Une enquête commence. Réunis chez Gui de Maugiron (Cf. H. de Terrebasse, Hist. et généal. de la famille de Maugiron en Viennois, Lyon, 1905,) "lieutenant général pour le Roi en Dauphiné," les juges appellent devant eus le prévenu. Servet, sans se presser, averti le libraire Arnoullet et fait disparaître les papiers compromettants, et qui lui permit de répondre qu'"il ne se trouverait pas qu'il eût tenu propositions hérétiques ou soupçonnées d'hérésie, qu'il était prêt d'ouvrir son logis pour ôter toute sinistre suspicion…" En effet, ni l'interrogatoire de l'imprimeur Guéroult en l'absence d'Arnoullet, ni les fouilles pratiquées n'apportent rien. On tient conseil chez Palmier : les poursuites sont inutiles, l'affaire est close, si Arneys ne fournit un supplément de preuves…

Son correspondant genevois, Guillaume Trie, les obtient alors de Calvin : ce sont, à défaut du livre imprimé, des lettres reçues autrefois de Servet, sous le sceau du secret, et vainement redemandées par lui : "Si on lui mettait au devant le livre imprimé, il le pourrait renier : ce qu'il ne pourra faire de son écriture. Par quoi les gens que vous dites, ayant la chose toute prouvée, n'auront nulle excuse s'ils dissimulent plus ou diffèrent à y pourvoir…" (lettre du 26 mars.)

Le 30 mars, nouvelle lettre d'excitation : Servet a déjà été chassé des Eglises d'Allemagne, il y a vingt-quatre ans passés…

Le 4 avril, Mathieu Ory apporte au cardinal de Tournon, à Roussillon, de douzaines de pièces venues de Genève, lettre de Trie, lettre de Servet à l'Institution Chrétienne, lettre de Servet à Calvin, et l'arrestation est décidée, opérée le même soir, en plein palais delphinal, pendant que Servet y soigne des prisonniers blessés. Le geôlier devra faire bonne garde, traiter son prisonnier "honnêtement et selon sa qualité." Ses amis peuvent le visiter encore ce jour-là et on lui laisse son valet Benoît Perrin, âgé de quinze ans. On Lui laisse aussi son argent : "On n'oste point l'argent aux prisonniers en ce lieu-là," disait-il ensuite à une audience de Genève (Troisième Interrog., Calvini opera, VIII, 749. Plus tard, après sa condamnation, ses biens furent confisqués et donnés à l'un des fils de Maugiron : celui-ci écrivit à Calvin pour connaître les créanciers de Servet, qui refusa de livrer leurs noms. M. H. de Terrebasse [loc. cit., p. 36] estime néanmoins qu'en cette affaire, comme en celle de l'évasion des prisons de Vienne, "Maugiron peut avoir tenté de rendre indirectement service à Servet, dit Villeneuve, son médecin et son ami."

Le lendemain, 5 avril, dans l'après-dîner, devant Ory accouru sur sa mule, en toute hâte, devant les représentants de l'archevêque et le vibailli, a lieu le premier interrogatoire.

On lui met sous les yeux des pièces imprimées et manuscrites où il y a "quelques propos qui pouvoient scandaliser," mais celui qui les a écrit les peut "interpréter et dire comme il les entend." Et, en effet, le prévenu explique, de façon à rassurer ses juges, sa théorie du baptême des enfants "sauvés sans foy acquise, ayant toutefois la foy infuse par le Saint-Esprit." Il promet aussi de corriger des expressions douteuses. Et, "en ce qui sera trouvé contre la foy, il le soubmet à le détermination de notre Mère Saincte Eglise, de laquelle il n'a jamais voulu ni veult s'en despartir." C'est légèrement, sans y bien penser, par manière de "disputation", qu'il a écrit…

Interrogé de nouveau et à deux reprises, le 6 avril, Michel de Villeneuve s'efforce de ne pas parler que de sa carrière médicale, mais les feuilles livrées par Calvin lui sont présentées, et il doit reconnaître son écriture. Puis, tout en niant qu'il soit "Servet", il se perd dans une explication tortueuse sur l'origine de sa correspondance avec Calvin "sub sigillo secreti, et comme fraternelle correction." Alors, explique t-il, "voyant que mes questions estoient à ce que Servet avoit escript, il (Calvin) me répondit que c'étoit moy-mesme Servet : à quoi je lui tournois répliquer que, combien que je ne le fusse poinct, toutes fois pour disputer avec luy, j'estois content de prendre la personne de Servetus et de luy respondre conne Servet, car je ne me soulciois de ce qu'il pouvait penser que moy, mais que seulement nous puissions desbattre nos opinions ; et sue ces termes, nous envoyasmes des espitres l'un à l'autre jusques à nous picquer et injurier". Il le reconnaît ensuite sur a présentation, de diverses lettres : 1° qu'il a eu une opinion particulière (contraire à celle qu'il a exprimée la veille) sur le baptême des enfants, mais qu'il a "laissé tout cela, il y longtemps, et se veult ranger à ce que l'Eglise tient" ; 2°qu'il a écrit la lettre sur la Trinité" en disputant pour la part du dict Servet, non poinct que luy y veuille adhérer, ny croire cella, mais seulement pour voir ce que le dict Calvin penseroit ou sçaurait dire à 'encontre" ; 3° que la lettre sur la chair glorifiée du Christ était adressait à calvin, dans l'espoir que celui-ci pourrait répondre avec plus de liberté à toutes ses interrogations.

Tel est, d'après les pièces officielles apportées par d'Artigny, p. 101-111, le résumé des interrogatoires viennois et du système, au moins évasif, de défense adopté par le prévenu.

En finissant il se déclare prêt à répondre aux juges instructeurs, quand il leur plaira, sur "un chacun chef ou article" du contenu de ses lettres. "Ce que luy avons promis faire, ajoutent les juges, et après avoit faict quelque extraits des principaux poincts, là où il nous semble qu'il y erreur contre le foy". Tout cela nous conduit jusqu'au soir du 6 avril.



Et le lendemain, 7avril, il s'échappe !

Evasion favorisée par d'obscures influences et de hautes protections ? Très vraisemblablement. Quoique Mathieu Ory ait demandé qu'on le mît au secret, quoique les juges de Vienne, sans doute pour éviter un soupçon de complicité et pour remplir jusqu'au bout "le deu de leur office," aient réclamé ensuite Michel de Villeneuve aux geôles de Genève (31 août 1553), quoique Servet ait supplié avec larmes ses juges de Genève de na pas le renvoyer en Dauphiné, il ne fait ni perdre de vue l'étrange et large surveillance dont il fut l'objet ni son propre aveu : "que les prisons (de Vienne), luy estoient tenues comme si on eust voulu que se saulvast." La veille de sa fuite, il avait pu envoyer son domestique, Perrin, quérir trios cent écus qui lui étaient dus, auprès du grand prieur de Saint–Pierre, qui vint en personne lui remettre. Quant au geôlier, il dut avouer qu'il avait confié au captif la clef du jardin, et le reste de sa déposition demeura en blanc (Textes et faits résumés ici se trouvent dans plusieurs des études signalées plus haut, particulièrement dans d'Artigny et dans la substantielle compilation de Collombet, Histoire de la Sainte Eglise de Vienne, beaucoup plus exacte que l'Histoire de Vienne de Mermet, dans son ensemble.) Il est équitable de dire, reconnaît M. Dide, que l'archevêque Palmier semble avoir tout fait pour que Servet pût prendre la fuite (P. 121.)" Moins affirmatif et poussant jusqu'au bout la réserve de M. Dide, nous dirons seulement que l'évasion fut certainement l'œuvre des amis viennois de Michel de Villeneuve. On a nommé le vibailli et sa fille, on a nommé Maugiron, on a nommé le viguier, le geôlier, l'une de ses servantes, on a nommé l'archevêque bien souvent. En l'absence de preuve absolue, il est difficile de s'arrêter à aucun nom ; et sans doute fallut-il, pour faciliter cette fuite des prisons et de la ville, l'entente directe, ou de la connivence passive, ou l'ignorance volontaire de plusieurs personnages (Au 7° interrogatoire de Genève [calv. op., VIII, 789/90,] Servet a simplement déclaré qu'il n'avait eu "aucune faveur et aide" du dit geôlier, que le vibailli avait seulement commandé "de ne le poinct tenir estroit," qu'il avait demandé la "clef des privez" au geôlier, et c'était sauvé.) En ce qui concerne Palmier, il paraît vraisemblablement que s'il tint, lui aussi, à remplir le "deu de son office," quelque peine qu'il en éprouvât personnellement, il ne dut pas non plus se prêter de bon cœur à une poursuite qui s'engageait de façon si étrange, sue des données de provenance si obscure, et qui pouvait servir à des fins aussi intéressées et suspectes qu'inconnues. Au cas même où il ne l'aurait qu'indirectement favorisée, et on ne peut admettre au moins cela, l'évasion de Servet dut être un soulagement.

Cependant, Michel de Villeneuve disparu, ses juges s'occupent d'interroger ses comparses et ses gardiens, de faire rechercher et confisquer ses livres, instruire et achever son procès. Le 16 juin 1553, intervient le jugement du vibailli ; Villeneuve est condamné par contumace à 1000 livres tournois d'amende envers le roi dauphin , de plus, il sera conduit place de la Charnève pour "illec être brûlé tout vif à petit feu… Et cependant sera la présente sentence exécutée en effigie, avec laquelle seront lesdits livres brûlés." Six mois après le vibailli, alors que Servet est monté sur le bûcher de Champel depuis deux mois, les juges de l'officialité prononcent que Villeneuve, "accusé pour raison du crime d'hérésie, composition et impression du christianismi Restitutio," aura ses biens confisqués au profit des Comtes de Vienne, que tous ses livres seront recherchés et brûlés (23 décembre 1553). La copie de cette sentence en latin se trouve, ainsi que les considérants détaillés constatant que Servet fut "un très grand hérétique," dans d'Artigny, T. II, pp. 123-127.



Quand au libraire Arnoullet emprisonné, l'on s'en souvient, le même jour que Servet, il fut remis en liberté vers le 14 juillet 1553, s'il ne le fut pas auparavant. Dans une lettre écrite à cette date au sieur Bertet, libraire domicilié en Savoie, il attend pour la semaine suivante sa "totale" délivrance. Il parle aussi de ses difficultés avec Guéroult qu'il soupçonne de l'avoir trompé sue le véritable caractère et les erreurs de la Christianismi Restitutio, d'avoir aussi "corrigé le livre tout du long" et médité de la traduire, si Servet l'eut permis. Cette lettre très curieuse, versée au procès de Servet de Genève, semblerait prouver que Guéroult connut et partagea la doctrine de Servet. Arnoullet, lui, était seulement partisan des idées de la Réforme, comme le démontre le ton général de cette correspondance, le soin qu'il prend de faire détruire les exemplaires de Francfort, surtout la crainte qu'il a de perdre l'amitié de Calvin pour "avoir tenu un tel monstre", le projet qu'il forme d'aller à Genève pour voir ses "bons amis de par-delà", le libraire Crépin, Calvin lui-même, à qui il fera entendre sa justification. Ces relations d'Arnoullet devaient être ignorées à Vienne, même au cours de son procès. Il convie son correspondant à le venir voir à la foire prochaine, et ajoute" Je pense que vous pouvez aussi bien venir que d'autres qui sont venus, et ne sont les choses si périlleuses qu'on les fait (Calvini opera, VII. 753-757)…"



Dans l'affaire de Vienne que nous venons de résumer, ce qui étonne, on peut le dire, ce n'est que la justice royale et delphinal se soit conformée aux récentes ordonnances de François 1er concernant la répression de l'hérésie (l'édit de Fontainebleau est du 1er juin 1540, en mai 1542, ordre aux parlements de faire justice des "malsentants de la foy" ; en août 1542, ordre aux évêques d'activer les poursuites "sous peine de saisissement de leur temporel". En 1535, à ce que raconte le Journal du Bourgeois de Paris (cité par Buisson dans l'hist. gén. de Lavisse et Rambeau), le Pape Paul III aurait prié le Roi d'apaiser sa fureur, en faisant grâce.) ; ce n'est pas des hommes d'Eglises, mis du reste en mesure d'agir, aient voulu défendre l'Eglise attaquée dans son dogme, son culte et sa hiérarchie ; ce n'est pas qu'ils aient usé du droit de toute société qui croit à elle-même, à préserver les principes qui lui servent de fondement, en écartant l'hérésie captieuse, allant à ses fins par des voies secrètes ; ce n'est pas même que juges civils et ecclésiastiques aient cherchés une justice conforme à la rigueur des lois existante, quelque répugnance qu'on puisse aujourd'hui professer pour cette contrainte extérieure dont la société laïque était la première à user ; ce qui étonne, et ce qui indigne, c'est que Calvin, un hérétique lui-même, ait sournoisement déchaîné ces rigueurs, c'est qu'il ait osé écrire, après ce qu'on a vu de ses démarches : "Le bruit vole çà et là que j'ai pratiqué que Servet fût pris en la papauté, à savoir à Vienne… Il n'est jà besoin d'insister plus longuement à rembarrer une calomnie si frivole, laquelle tombe bas quand j'aurai dit en un mot qu'il n'en est rien". Malgré cette dénégation intéressée, "le bûcher de Vienne où Servet est brûlé en effigie est incontestablement l'œuvre de Calvin" (Dide, p. 121).

C'est ce que l'on comprend mieux encore lorsque l'on compare les atermoiements, les hésitations des juges de Vienne, leur "évident souci de n'agir que si des preuves irrécusables sont produites", l'indulgence finale qui rendit possible l'évasion du prévenu, avec les procédés employés à Genève contre Servet à l'instigation de Calvin.

Et c'est le

3.Procès de Genève.
On ne peut que le résumer à grands traits.



L'exposé sommaire que nous avons fait plus haut des grandes lignes de la doctrine. Souvent inconsistante et obscure, de Michel Servet, nous dispensera de suivre ici par le menu de la discussion de son système, les questions qui lui furent posées et les réponses qu'elles amenèrent. A Genève, le débat doctrinal et les interprétations de textes occupèrent plusieurs séances, remplirent plusieurs documents considérables. On éprouve, à les feuilleter, quelque chose de l'impression qui fut celle de Calvin devant l'œuvre même de Servet : celle d'entrer dans une "forêt épaisse" ou dans un "profond labyrinthe."

Reprenons d préférence l'exposé des faits et attachons- nous au caractère des débats.

Au sortir des prisons de Vienne, Michel de Villeneuve, ayant hésité quelque temps sur la route à suivre, avait erré trois mois. Décidé enfin à aller exercer la médecine"à Naples, où sont les Espagnols," il voulut passer pas Zurich, et descendit à Genève, à l'hôtel de la Rose, pensant ensuite gagner la route de Zurich par le bout du lac. C'est le dimanche 13 août, presque dès son arrivée, qu'il fut reconnu en réalité, au sortir du prêche, par l'un des syndics, puis interné à la prison dite de l'Evêché, sur la demande de Calvin qui s'en est vanté hautement, cette fois, dans sa Defensio orthodoxoe fidei.

Le dénonciateur devant, d'après la coutume et la loi, se constituer partie en procès en même temps que l'accusé, c'est d'abord un "homme de paille", Nicolas de la Fontaine, français réfugié à Genève, secrétaire ou domestique de Calvin, qui soutient l'accusation devant le Petit Concile, avec Colladon pour avocat : puis c'est la propre frère de Calvin qui prend caution pour lui. De plus, "quelques jours après (l'arrestation de Servet), il fut ordonné, ajoute le registre de Compagnie des Pasteurs, que nous serions présents quand on l'examinerait… Enfin messeigneurs voyants que la procédure serait infinie… ordonnèrent qu'il se fît un extrait des propositions erronées et hérétiques contenues en ses livres, et que luy ayant respondu par escript, nous monstrerions en bref la faulceté de ses opinions? Afin d'envoyer le tout aux Eglises voisines pour en avoir conseil (Calvini opera, VIII, 726.)" Cette décision eut ensuite pour résultat la rédaction de trois sortes de documents, cités dans la Defensio : 1° une série de trente-huit propositions extraites par Calvin des œuvres de l'accusé et réprouvées par les pasteurs ; 2° les explications générales ou particulières de Servet sur ces trente huit propositions ; 3°une Brève Réfutation des erreurs de Servet à l'usage du Concile, accompagnée des annotations marginales ou intermédiaire de Servet : ces annotations sont très dures pour Calvin en témoignent de l'impatiente de l'accusé. "Tu mens !" en est le refrain habituel et la conclusion dernière? Pour ne pas prolonger le duel, Calvin ne répliqua pas, mais il se vanta d'avoir laissé à son adversaire le dernier mot et ordonna des airs de victime qui souffre en silence. De même, il avait présenté comme une concession son acquiescement à l'appel de Servet aux autres églises (Ibid, 500.)

La plainte écrite introduite par Nicolas de la Fontaine comme conséquence de l'arrêt du Petit Concile (14 août) contenait quarante articles qui furent aussitôt après réduits à trente huit : de ces trente huit griefs ainsi invoqués au début de l'affaire, trente ont un caractère nettement doctrinal, et sont puisés non pas dans les manuscrits confiés à l'honneur de Calvin (calvini, opera., 734,) ou dans les écrits antérieurs de Servet : à quelques exceptions près qui provoquèrent justement les rectifications de l'accusé, ces articles résument assez exactement ses idées. D'autres griefs supposent un outrage à le personne et à la personne de Calvin.

Cette première instruction ayant eu lieu le 14 août, Nicolas de la Fontaine, dès le lendemain, une requête tendant à la poursuite officielle du procès par le procureur fiscal de la Seigneurie. Il ne s'agit pas seulement de punir les "scandales et troubles que le dict Servet a déjà fait par l'espace de vingt quatre ans ou envyron à la chréteienté", mais aussi les "méchantes camumnies et faulses diffamations… contre M. Calvin duquel le proposant est tenu de maintenir l'honneur comme de son pasteur, s'il veult estre tenu pour chrestien." D'ailleurs, prétend-il, jusqu'ici Servet "au lieu de respondre pertinemment par ouy ou non", s'en est tenu à "chansons frivoles."

Suivent deux interrogatoires où la plainte de Nicolas de la Fontaine est reprise point par point, et où quelques précisions sont apportées, surtout le 16 août, quand Collabon produit des textes imprimés.

Le 17, Calvin qui, déjà, montait chaque jour en chaire pour exciter le peuple contre son prisonnier, Calvin se fait autoriser par le Petit Concile à assister aux audiences, et, très probablement, vient en personne argumenter le prévenu. On n’insiste pas seulement, ce jour là, sur l’interpellation donnée par Servet au ch. LIII d’Isaïe dont il ne voit qu’une application possible, à Cyrus, non au Christ, mais encore sur les "apostilles" mises par lui aux marges de l'Institution Chrétienne, et sur la célèbre lettre à Abel Pouppin où se trouvent les deux fameuses phrases : "Vous avez pour Dieu un cerbère à trois têtes- triplicem Cerberum."

Le 21 août, Calvin reparaît. IL amène des témoins. Cette fois il est muni de textes patristiques. "Quand nous vîmes là, a-t-il écrit plus tard, c'était avec telle humilité et modestie, comme si nous eussions été prisonniers pour rendre compte de notre doctrine !" Alors, c'est un véritable joute théologique, très ardue et très subtile, qui s'engage par devant les pasteurs, mais aussi par devant les membres ordinaires du tribunal, naturellement sans compétence spéciale pour décider entre les parties.

Le 23 août, Servet est interrogé sur trente nouveaux articles dressés cette fois par le procureur général, mais inspirés dans leur ensemble par Calvin : les réponses de l'accusé sont telles qui faut, pour en effacer l'impression, un nouveau réquisitoire du procureur terminé par trente huit autres articles : d'où l'interrogatoire du 28 août qui a pour l'historien l'avantage, ainsi que celui du 31aoît, de contenir plusieurs détails biographiques intéressants.

Calvin reparaît le 1er septembre pour répliquer et expliquer. Mais comme le débat, de plus en plus obscur, tourne des mêmes points, menace de s'éterniser, on décide qu'il soit " baillé du papier et de l'encre" à Servet, pour que le débat entre Calvin et lui se puisse continuer par écrit : d'où les documents que nous avons énumérés plus haut.



Pendant ces divers interrogatoires, Calvin, malgré tous les avantages qu'il avait sur son adversaire, n'eut pas toujours le dessus ; à n'en juger que par les procès verbaux, Servet confus et embarrassé dans ses écrits, rencontra souvent dans ses réponses, comme aussi dans ses requêtes écrites, le trait vif, la force, l'émotion vraie et sobre. L'illusion mystique dont il couvrait à ses propres yeux un rationalisme à peine conscient, prête à ses accents une farouche grandeur, par exemple quand il évoque devant ses juges la mission qui lui a été donnée et l'impossibilité, s'il ne l'accomplit, de se sauver ; quand il rappelle les textes de St. Mathieu sur la lumière qu'on ne doit pas mettre "sous le banc ny sous l'escabelle, mais au lieu qu'elle luise aux autres." La circonstance est pour lui solennelle, chacune de ses paroles peut avoir pour lui les conséquences les plus terribles. Il porte jusque dans l'illusion et l'erreur un entêtement d'illuminé. Il comprend de plus en plus nettement, à mesure que le procès tire vers sa fin, quelle en sera l'issue qu'il n'avait pas prévue tout d'abord. En faut-il davantage pour trouver, à certains moments, des répliques éloquentes ?

Du reste, les discussions devant le Petit Concile ne portèrent pas uniquement sue des questions spéculatives et abstruses, sur la distinction "réale" ou "personale" au sein de la Trinité, sur le baptême des enfants, sur la justification, sur des interprétations de textes ; elles tournèrent aussi en récriminations aigres, en accusations d'avoir voulu corrompre la jeunesse par sa doctrine du péché mortel qu'il disait impossible à commettre avant vingt ans, en diffamations caractérisées sur la vie et les mœurs de Servet taxé d'escroquerie ou de débauche. Pour ravaler l'accusé, l'accusateur prend prétexte de tout. Un jour, triomphant d'un texte de saint Justin de son adversaire, il va jusqu'à lui reprocher de ne pas savoir le grec plus qu'un enfant l'alphabet, quam puer alphataruis…

Plus tard, au souvenir de ces échéances, Calvin s'emportait encore, traitait son ennemi d'effronteur et de vilain chien, raillait sa victime. Qu'on lise la Defensio dans le texte latin ou dans le texte français ! Nous n'essayons même pas d'en citer des extraits : par où commencer, par où finir ? La colère et al haine s'y épanchent avec une verve qu'on ne peut s'empêcher de trouver prodigieuse. Jamais peut-être l'insulte posthume n'a été si violente, ni si odieuse, car elle se même continuellement à des élans de piété et de zèle.

Servet, après avoir plus d'une fois répliqué victorieusement (Par exemple, à propos de Moïse, qu'on l'accusait d'avoir "calomnié" dans sa géographie de "Ptolémée", en alléguant que la Judée a été trop louée pour sa fertilité, Servet répond ; 1° que le passage cité n'est qu'une simple traduction ; 2° que ce passage ne se trouvait plus, du reste, dans la seconde édition ; 3° que cette assertion devait s'étendre, non du temps de Moïse, mais de la Judée actuelle,) et forcé l'accusation à de sournoises retraites, après s'être contenu longtemps, Servet, bien excusable en cela, paraît lui-même avoir perdu patiente à plus d'une reprise. Un jour, c'était peut-être le 1er septembre, il voulait s'excuser "sur sa tristesse et se fâcheries, tellement qu'il ne daigna entrer en propos." Mais, d'autres fois il eut moins de dignité ou de prudence. Il en vint, le 22 septembre, à réclamer contre Calvin la peine de mort, à l'accuse à son tour, entre autres choses, d'avoir suivi la doctrine de Simon le Mage : "Pour quoy comme magicien qu'il est, doyt non seulement estre condamné, mais doyt estre exterminé déchacé de notre ville. Et son bien doyt estre adjugé à moy en récompense du mien que luy ma faict perdre !"

On été déjà loin de la correction des interrogatoires de Vienne.

La torture fut-elle employée à Genève ? Non. Mais la "géhenne" fut apportée, au dire de Castellion, qui pensait le tenir de bonne source.

Longtemps, Servet crut que Calvin "au bout de son roulle", refusa de s'amender, garda confiance dans ses juges et surtout dans le système de défense qu'il avait édifié. Loin qu'il eût par ses écrits fomenté révoltes ou complots (avec les libertins ?,) il n'avait jamais parlé, disait-il, que des questions difficiles, et à des gens savants ; les tendances séditieuses des anabaptistes lui avaient toujours déplu : son livre, loin de diviser la chrétienté, devait simplement fournir aux bons esprits occasion de mieux dire, à la vérité occasion de se déclarer et de se "achever peu à peu" ; enfin, s'il avait été coupable, ce n'était point à Genèvre : il était étranger et avait besoin d'un avocat (procureur)… On le lui refusa, au moment même où procureurs et juges multipliaient les charges contre lui. Son appel du Petit Concile au Concile des Deux-Cents n'eut pas d'effet non plus (15 sept. 1553.) Ses subtilités, ses contradictions achevèrent d'irriter contre lui des juges déjà prévenus (Nos citations sont extraites des calvini opera, T. VIII, où se trouvent les procès-verbaux et pièces du procès, ainsi que la Defensio. Mais il sera plus aisé de trouver, partiellement au moins, les demandes faites à Servet et ses réponses dans Dide, p.p. 202-226 ; l'arrêt de condamnation, p. 248-253.)

Comme il pourrissait, littéralement, dans sa prison, dont les fenêtres avaient été clouées, et où les "poulx le mangeaient tout vif", comme ses chausses étaient usées et qu'il n'avait ni pourpoint ni chemise "qu'une méchante", il demanda du linge. Trois semaines il l'attendit et supplia de nouveau, pour l'amour de Jésus Christ, qu'on ne lui refusât pas ce qu'on accordait à un "Turc" (On fait allusion ici à des lettres citées par la plupart de ceux qui se sont occupés de Michel Servet.) Le froid le tourmentait grandement, disait-il, et, à cause de ses infirmités, le soumettait à des "pauvretés que c'est honte à escrire."

Cependant, ni le timide appui des libertins et de tous le opposants à Calvin, ni les sympathies lointaines des antitrinitaires et des anabaptistes, ne purent rien pour lui. La consultation des Eglises réformées de Berne, Zurich, Scaffouse, Bâle, surveillées par Calvin, n'ayant pas donné, tant s'en faut, de résultat favorable à k'accusé, le conseil s'assembla une dernière fois, le 26 octobre, et condamna Servet à être brûlé vif avec son livre. A cette nouvelle, Servet fut atterré et demanda grâce, du moins au dire de Calvin. "Mais s'il avoua sa souffrance, il refusa de se rétracter ; il résista aux hypocrites prières de Calvin, son bourreau, qui vint dans sa prison essayer de discuter avec lui ; il ne pur obtenir qu'on le fit périr par l'épée (C'est Farel, un de ses plus ardents ennemis, qui lui proposa ce marché : ou se rétracter et avoir la tête coupée, ou persister et monter sur le bûcher. Farel fut le mauvais génie de Calvin en toute cette affaire,) et, le 27 octobre, vers deux heures de l'après midi, il fut conduit en cortège vers le lieu du supplice (Herriot, Progrès du 11 mars 1907."

Arrivé à Champel, Farel eut grande peine à obtenir de lui qu'il se recommandât aux prières du peuple. De ce qu'il en fit, Calvin s'indigne pourtant dans la Defensio ; et il se croit obligé d'excuser Farel d'avoir réclamé ensuite pour le condamné les prières de l'assistance. On attendait encore une rétractation ; elle n'eut pas lieu. Servet n'éleva même pas la voix en faveur de sa propre doctrine, "non plus qu'une souche de bois," dit Calvin furieux et surpris de ce silence. Une seule parole fut interprétée comme un dernier écho de ses idées théologiques : il suppliait, disant : "Jésus, Fils du Dieu éternel, ayez pitié de moi !"

Maintenant donc, lié au poteau, il se taisait, il avait une couronne soufrée sur la tête, son livre, tant imprimé que manuscrit attaché à la jambe. Quand il vit la Flamme du bûcher, il poussa un long cri d'épouvante, continua de gémir longtemps, les fagots de chêne encore verts étant long à s'allumer. Le supplice dura une demi-heure (27 octobre 1553).

On comprend, après cela, que le syndic Calandrini ait répondu, le 19 octobre 1757, à une demande de consulter les pièces du procès : "Monsieur, le Conseil se trouvant intéressé à ce que la procédure contre Servet ne soit point rendue publique, ne veut pas qu'elle soit communiquée à qui que ce soit… La conduite de Calvin est telle que l'on veut que tout soit enseveli dans un profond oubli…" Calndrini ajoutait : "M. de la Chapelle l'a justifié comme il a pu d'avoir été à Vienne l'instigateur du procès de Servet ; il a supposé pour cela un fait que nos registres devraient prouver, et qu'ils ne prouvent pas".

III. Histoire de la question Servet.







Le lendemain du supplice, cette question naît de la joie sauvage de Calvin, de son besoin de justification, de ses explications embarrassées, enfin de l'applaudissement des Eglises officielles et de la plupart des chefs de la Réforme (Cf Tollin. op, cit., trad. Picheral-Dardier, passim ; Bossert, p. 173 et sq, ; Hist. gén. De Laviesse et Rambaud, p. 518-519. Parmi les protestations isolées, il faut citer celle de Nicolas de Zurkinden, qui fut la première à parvenir à Calvin après son auto-apologie,) notamment de Melanchthon.

A la Déclaration ( Defensio orthodoxe fidei de sacra Trinitate contra prodigios errores Michaelis Serveti Hispani, ubi ostenditur hoereticos jure gladii coercendos esse, 1554. (Trad. Franç. La même année : Déclaration, etc…) de Calvin, parue en 1554, et où il revendique le "droit du glaive' contre les hérétiques, Castellion déguisé sous le nom de Bellius, répondit publiquement que le petit Traité des hérétiques (De hoereticis an sit persequendi, 1554,) en faveur de la tolérance : c'est de Bâle que partait ce mouvement d'opposition, de Bâle où tout un groupe de réfugiés italiens et français était prêt à soutenir les idées de Bellius comme aussi celles de Servet.

Une riposte de Théodore de Bèze qui étend, lui, le châtiment jusqu'à ceux qui "demandent l'impunité pour l'hérésie" (En 1555, fut exécuté le plus jeune des frères Berthelier, déjà suspect et tancé pour avoir "mal parlé de la justice qu'on avait faite de Servetus",) est à peine parue (De hoereticis a civili magistratu puniendis, 1554,) que Castellion s'en prend directement à Calvin dans un dialogue dont le Sénat de Bâle interdit l'expression : " Pleurons sue l'Eglise papiste qui ne peut vivre que de violence !" s'écrie Calvin. Et Vaticanus de répondre : "Tu as écrit ces lignes les mains dégoûtantes du sang de Servet." A travers ces polémiques, la question s'élargit cependant ; on s'occupe maintenant d'une thèse abstraite : y a-t-il un droit de punir les hérétiques ? La personne de Servet n'est plus, momentanément, au premier plan, dans les controverses devenues spéculatives. Mais la lutte n'en est pas moins vive entre les adversaires de la tolérance et ses partisans. Les premiers accusent les seconds de défendre l'hérésie sous couleur de défendre les hérétiques ; ils se demandent qu'on ait plus d'égards aux brebis qu'aux loups ; ils déclarent qu'on ne peut trouver de tourment correspondant à l'énormité du crime d'hérésie ; ils posent le question de savoir si le magistrat peut punir, en tant que gardien de la discipline extérieure à laquelle est mêlée la Religion. Sur chacun d ces points, il y a de vives répliques du parti adverse. Chacun cherche à s'abriter sous des autorités anciennes et contemporaines. Et le débat se prolonge et a d'infinies répercussions (Cf. Sébastien Castellion, par F. Buisson, Paris 1892, fin du T. I et début du T. II.)

Au début du XVII siècle, faut-il apercevoir, dans le langage de certain druide de l'Astrée, un écho de la doctrine de Servet, laquelle se serait transmise secrètement dans la famille d'Honoré d'Urfé ? (Revue Chrétienne, 3°série, VII, pp. 226 et 289, art. de M. Chevrier ; il a été critiqué par le chanoine Roure dans une Congrès du 21 février 1908, aux Facultés catholiques de Lyon.) Comme l'observe naguère l'érudit le plus courant de la vie d'Honoré d'Urfé, l'auteur de cette hypothèse est mort "avant d'avoir achevé sa démonstration." Mais si la trace des idées de Servet est difficile à reconnaître, en revanche, on continu, au XVII° siècle, d'être attentif à la thèse de ses accusateurs. Et quand las calvinistes se plaignent des rigueurs dont ils sont victimes, c'est toujours cette thèse qu'on leur oppose. "Ceux qui s'en servent les premiers, observe ironiquement Bayle, en retirent de grands avantages, et pendant qu'ils sont les plus forts, cela va la mieux du monde, mais quand ils sont les plus faibles, on les accables de leurs propres inventions" (Dict. Hist. et écrit., 3°édition, p 595.) C'est à peine, du reste, si Bayle fait quelque allusion passagère à Servet dans l'article Calvin de son Dict. hist. et critique ; à Servet lui-même il ne consacre pas d'article, et son silence, dont on ne perse pas la raison, paraît étrange. Allwoerden le remarquait déjà en 1727.

Au XVIII° siècle, pendant que les érudits, de la Roche, Mosheim, d'Artigny commencent de recueillir des documents sur la victime de Calvin, la question de la tolérance est plus que jamais à l'ordre du jour ; le cas de Servet sert d'exemple à Voltaire dans son Essai sur les mœurs (cxxxiv) et dans sa correspondance où, sur ce point, abondent les inexactitudes. A cette propagande philosophique, le déisme trouve certainement son compte. "Il semble aujourd'hui, dit Voltaire, qu'on fasse amande honorable aux cendres de Servet ; de savants pasteurs, des églises protestantes, et même les plus grands philosophes ont embrassé ses sentiments et ceux de Socin. Il ont été encore plus loin qu'eux ; leur religion est l'adoration d'un Dieu par la médiation du Christ." Voltaire exagère ici, du reste, comme le fera plus tard Tollin, l'influence de Servet n'ont-ils pas eu une action plus radicale et plus tangible ? Le problème est à examiner au moins.

Au XIX° siècle, on s'occupe de Servet en Suisse, en France, en Espagne, en Allemagne et en Angleterre, son nom devient un symbole, celui de la libre raison persécutée par les fanatismes. A côté des érudits patients et silencieux qui, tout en s'apitoyant sur l'infortune de Servet, publient les collections et les travaux qui serviront à bâtir solidement le livre définitif, qui manque encore, il y a les propagandistes dont la critique, souvent unilatérale, ne dédaigne pas l'hyperbole dans la louange, et pour qui les défauts très réels de Servet n'existent presque plus.

Pour eux il ne fut exalté et fiévreux, ni vagabond, ni agressif, ni obstiné, ni sournois, mais seulement vif et curieux, zélé comme un apôtre, ferme, patient, habile ; son mysticisme d'illuminé est de la piété toute pure ; ses contradictions et ses réticences, ses mensonges dont le péril encouru atténue simplement la gravité, s'évanouissent devant la vision horrible de son bûcher. Ce fut un martyr, un "héros", le "Copernic" de l'homme et de la circulation de la vie, un de ces " hommes de divination scientifique, comme on en compte à peine douze dans l'histoire de l'humanité" : ainsi parlent Michelet, Elisée Reclus, pour ne citer que les plus illustres lyriques.

De là est née à Genève, au lendemain des échauffourées syndicalistes dont les chefs avaient inauguré un mouvement et une souscription en l'honneur de Servet (Les éléments anarchiques présentèrent et firent voter au Congrès international de la Libre-Pensée (14-17 septembre 1902) une motion tendant à élever une plaque commémorative à Servet. Avant et après le Congrès, les fonds furent, d'ailleurs; centralisés à Bruxelles par la Fédération de la Libre-Pensée,) au lendemain de la Congrès de Brunetière sur Calvin, qui avait ému, on s'en souvient, tous les milieux protestants, de là est née la pensée d'une réparation solennelle qui confondrait dans le même hommage la victime et le bourreau. L'érection du monument expiatoire en 1903 devait rendre possible une glorification de Calvin, lors du quatrième centenaire de sa naissance, en 1909, par une sorte de liquidation anticipée de son "erreur" (M. Dide l'insinue clairement, p. 308.)

De là est né à Vienne, en Dauphiné, par l'initiative de M. Monot et de la Société de la libre pensée, le comité de patronage qui a organisé les fêtes de 1905 et de 1907 et prépare l'élection prochaine d'une statue à Servet, statue dont la maquette a déjà été présentée et acceptée. Des sommes importantes ont été recueillies, souscriptions officielles ou privées. Le gouvernement, certaines municipalités, plusieurs hommes politiques, les journaux qu'ils soutiennent, un certain nombre aussi de professeurs et d'écrivains, encourageant nettement ce projet (Cf. le Procès de Lyon du 11mars 1907, et celui du 13 novembre 1907 qui fait appel à l'action des instituteurs : " Dans le but d'intéresser à cette œuvre… Tous les habitants de la région, des listes de souscription sont envoyées par le secrétariat du Comité à l'instituteur dans chaque commune. L'instituteur est, selon la parole de Victor Hugo, le flambeau de la vérité : il guide et éclaire. Nous comptons sur lui, etc…"

De là sont nés les projets de Henri Rochefort et du journaliste espagnol Lapuya : Servet aurait aussi sa statue à Paris et à Saragosse (Savigné, Le sarani M. Servet, p. 61.)

Et voici qu'à Genève même le monument expiatoire, avec sa curieuse inscription ("Fils reconnaissant et respectueux de Calvin, notre grand Réformateur, mais condamnant une erreur qui fut celle de son siècle et fermement attaché à la liberté de conscience selon les principes de la Réformation et de l'Evangile, nous avons élevé ce monument.",) ne paraît plus suffire. Un comité international, ayant M. Dide pour président et des membres de tous les pays, s'y est formé pour glorifier Servet et élever un autre monument, plus digne de l'apôtre " de la libre piété et de la libre Inquisition" (Débats, 4 novembre 1907.)





















S'il ne s'était s'agi que de célébrer, chez Servet, une érudition très réelle, l'étonnante curiosité de son esprit, peut-être n'aurait-on pas songé à lui préparer une apothéose. On pourrait dire, en effet, qu'assez d'hommes illustres, écrivains, inventeurs, savants incontestés, nés en Suisse ou en France, y attendent encore un monument, et qu'il y a pas de raison de 'statufier' d'abords un étranger. A quoi il serait non moins aisé de répondre que "la science n'a pas de frontière", qu'il est bon de l'honorer partout, et donc, que rien n'empêche d'ouvrir la série par l'Espagnol Michel Servet, sauf à faire ensuite ce qu'on pourra pour les gloires nationales ou locales…

Raisons pour et contre sont tirés ici de points de vue, d'impressions, de circonstances particulières, et ne dispensent pas des considérations suivantes :



1. Il serait bon de se demander si Servet n'est pas "un penseur critique, un investigateur empirique" (Harnack), un amateur universel, comme l'étaient beaucoup d'écrivains de la Renaissance, avant d'être un savant, au sens très spécial que l'on prête aujourd'hui à ce mot. Pour avoir donné une bonne édition de Ptolémée, pour l'avoir enrichie de notes et de tables, peut-il disputer à plusieurs de ses contemporains, Sébastien Müster, Oertel, par exemple, l'honneur d'avoir été le plus fameux géographe de son temps ? Même Oronce Finé (Cf. L. Gallois, De Orantio Finoeo gallico geographe Paris, 1890,) malgré ses préjugés osait déjà secouer l'autorité de Ptolémée, que la fin du siècle verra bien ébranlée. La mérite, en particulier, d'avoir créé la géographie comparée ne demeure t-il pas, du reste, au XIX siècle, à Alexandre de Humboldt, surtout à Karl Ritter ?

Aussi bien, c'est un autre terrain, plus favorable assurément, que l'on cherche à glorifier le "savant". Il aurait entrevu, le premier, la petite circulation ou circulation pulmonaire : la Realencyclopedie de Hauck (1907) dit même : la double circulation !



Qu'il y a-t-il là-dessus ? les doctes ne s'accordent pas absolument entre eux (V. par ex. la discussion Chéreau-Dardier, op. cit. de Tollin.) Il y a du pour et du contre…

A. Pour : C'est un fait que le Christianismi Restitutio contient au premier traité, 1. V, sue le Saint Esprit, trois pages où il est question de la formation et de la circulation du sang.

Dans ces pages qui excitaient l'admiration de Flourens (Journal des Savants, avril 1851,) Servet explique " que le sang sortant du ventricule passe dans les poumons par la veine artérieuse (artère pulmonaire), qu'il s'y mêle à l'air inspiré, qu'il s'y décharge des matières "fuligineuses", et qu'en se versant dans l'artère veineuse (veine pulmonaire), il est attiré dans le ventricule gauche pour former ce qu'il appelle 'l'esprit vital" après Gallien. Il sait donc que les deux ventricules ne communiquent pas et que le sang subit dans les poumons une élaboration importante (Voici, d'après le fac-similé de la Christ. Resti., seul à notre portée, les lignes importantes du texte latin : "…Fit autem communicatio haec non per perietem cordis medium, ut vulgo creditur, sed magno artificio a dextro cordis ventriculo, longo per pulmones ductu, agitatur sanguis subtilis, a pulmonibus praeparatur, flavur efficitur ; et a vena arteriosa in arteriam venosam transfunditur. Deinde in ipsa arteria venosa inspirato aeri miscetur, expiratione a fuligine repurgatur… A pulmonibus ad cor non simplex aer sed mistus sanguine mittitur per arteriam venosam : ergo in pulmonibus fit mixtio. Flavius ille color a pulmonibus datur sanguini spitituoso, non a corde. In sinistro cordis ventriculo non est locus capax tantae et tam coppiosae mixtionis nec ad flavum elaboratio illa sufficiens", pp. 170-171.)

C'est un second fait que l'Italien Colombo n' décrit ensuite plus exactement dans le De re antomica, le même phénomène qu'en 1559, six ans après la mort de Servet ; que Vesale ne parle qu'en 1555 de l'imperforation d u cœur (Richet, R. D. M., 1er juin 1879,) quoiqu'il ait pu la découvrir avant.

B. Contre : C'est un fait aussi que Colombo ne cite pas Servet et qu'il croit apporter sur la marche du sang, des données que personne, di-il, n'a "observées ni marquées par écrit." Cette inexactitude est-elle aussi un mensonge ? Et ce mensonge couvre t-il un plagiat ? Avant d'admettre une hypothèse si défavorable, il est naturel de réfléchir et d'hésiter. D'autant plus que si Colombo a pu, en toute rigueur, "plagier" la Christ. Restit. Après 1553 (Mais, dit M. Tannery, professeur au Collège de France," il est peu que les écrits théologiques de Servet, qui paraissaient clandestinement, aient été connus de Mateo Bealdo Colombo de Crémone". Hist. gén. De Lavisse et Rambaud, T. IV, IV, p. 321,) d'autres savants, des Italiens surtout, et au même titre que lui, auraient pu avoir ce livre, s'apercevoir des emprunts, protester enfin, sinon en faveur de Servet, puisqu'on veut invoquer ici la crainte de l'Inquisition, du moins contre l'attribution que Colombo se faisait ainsi de la découverte. Harvey, qui mourut en 1658, et passa la plus grande partie de sa vie en Angleterre, n'avait, semble t-il, rien à y redouter de l'Inquisition !

Quand à la comparaison des textes de Colombo et de Servet, vraiment elle prouve peu : les tours et les mots employés dans les deux descriptions, loin qu'ils soient identiques, présentent une similitude assez lointaine, et qu'expliquerait suffisamment la nécessité de traduire les mêmes faits dans un langage technique, au moyen d'un vocabulaire réduit.

C'est un fait moins sûr que la doctrine de Gallien aurait conduit Servet à la découverte : toutefois notons, à titre au moins de curiosité, qu'on imprima, chez Gryphe, à Lyon, en 1538, une traduction du De natura hominis (Nemesii Philosophi Clarissimi de natura hominis liber utilissimus, Geogio Valla Placentino interprete, Lugduni apad Seb. Gryphium, 1538, surtout p. 113-123, etc. (le Texte original grec de la P. L. de Migne, T. XL., est précis.) de l'évêque Némésius (V° siècle) qui s'inspire de Galien. A cette date surtout, Servet put et dut le lire : or, dans ce livre, au milieu de vues très générales et qui n'atteignent pas la précision descriptive de Servet, il y a des détails curieux et suggestifs sur les phénomènes connexes à celui de la circulation.

Peut-être la découverte était-elle dans l'air : l'apparition des écrits de Servet, Colombo, Vesale, à quelques années de distance, suggère cette impression. Servet aurait alors simplement recueilli une doctrine d'école, en train de se faire jour, au moment où lui-même étudiait et avait encore la facilité de voir et d'expérimenter, avec ses maîtres (Tout en demeurant favorable à Servet, M. Wickersheimer, dans un article récent de la France médiévale (25 nov. 1907), parait se rallier à l'idée d'une découverte simultanée ou collective.

Ce qu'il y a de plus grave, c'est l'examen intrinsèque des passages de Servet, explique la circulation pulmonaire. Nulle part il ne donne cette explication comme une nouveauté ; s'il avait cru dire quelque chose de nouveau, lui, médecin jadis en discussion avec la Faculté, ne l'eût-il pas dit avec ampleur ? Or, c'est dans un livre de théologie, par manière de digression, qu'il aborde ce sujet. "J'ajouterai ici une divine philosophie", déclare t-il, et cette philosophie porte d'abord sur la formation de l'âme et du sang, de l'âme insufflée de Dieu à Adam,"qui n'est pas principalement dans les parois du cœur, dans la masse même du cerveau et du foie, mais dans le sang," ainsi qu'il l'aperçoit dans l'Ecriture. "Vous la comprendrez aisément (cette philosophie), avait-il ajouté aussitôt, si vous avez quelque expérience de l'anatomie ("Divinam hic philisophiam adjungam quam facile intelliges si in anatome fueris exercitatus", p. 169.)"

Quand il parla plus loin de la perforation du cœur, c'est comme d'une croyance "vulgaire", ut vulgo creditur, ce qui n'exclut donc pas, chez les doctes, une croyance opposée. Achevant sa description, il se préoccupe enfin, de rappeler qu'elle ne contredit pas Galien ("Si quis baec conferat cum lis scribit Galenus, L. 6 et 7, de Usu partuim, veritatem penitus intekkiget ab ipso Galeno non animadversam", p. 171.)

Conclusion : on ne peut actuellement déciderai le doute qui subsiste sera dissipé dans le sens de la présomption en faveur de Servet. Question débattue, question à débattre encore, et dont la solution ne dépend pas seulement de la compétence du médecin, ou de la sagacité du critique, mais de la collaboration de leurs deux méthodes.



2. Mais, dans l'idée d'un bon nombre d'organisateurs du mouvement en l'honneur de Servet, il s'agit aussi, et davantage, de fêter la "victime du fanatisme". Sa statue doit s'élever en face des hommes appartenant aux diverses confessions religieuses comme un reproche, en face de tous comme une perpétuelle leçon de choses anticléricale. C'était ce que souhaitait Voltaire pour la jeunesse de Vienne : "les jeunes gens de cette ville, écrivait-il de Ferney, auront fait un grand pas vers la sagesse, lorsqu'ils commenceront à rougir de l'atrocité de leurs ancêtres à l'égard du malheureux Servet (Du 16 avril 1755 à l'abbé du Vernet;)"



Certes, les libres penseurs ont quelque raison de chercher dans l'auteur du Christianismi Restitutio un précurseur. C'est lui qui, suivant un mot de Harnack que nous avons déjà rappelé, voulut faire faire à la Réforme le pas décisif. Logique avec son système, Servet devait ou demeurer dans le Catholicisme ou aller à la libre pensée en franchissant l'étape du Protestantisme. "C'est se faire une idée très bornée et très spéculative de Luther que de célébrer en lui l'homme des temps nouveaux, le héros d'une épique ascension, le créateur de l'esprit moderne. Si l'on veut voir de tels héros, il faut aller à Erasme et à ses amis, ou à des hommes comme Denck, Servet et Bruno. Dans la périphérie de son existence, Luther fut une figure de vieux Catholique du moyen âge (Harnack, Loc, cit,. p.692.)"

Pourtant Servet ne fut pas un libre penseur bon teint. Plusieurs de ses administrateurs paraissaient même l'avoir senti, trop de religion réelle se mêlait à ses divagations théologiques pour que sa mémoire s'accommode d'un hommage venu de l'anticléricalisme pur. Cet hérétique ne croyait plus à beaucoup de choses, il croyait cependant à l'Ecriture dont il ne voulait même connaître que les sens littéral, il croyait à Dieu, à Jésus Christ, aux démons et aux anges. La liberté d'esprit qu'il montrait sue d'autres points s'alliait à d'étranges superstitions que ni les hommes vraiment religieux ni les libres penseurs ne voudraient louer : par exemple il fondait sa mission de réformateur sue des rêves et des calculs et des calculs millénaristes : "Vous y trouverez qu'il est question des hommes qui dirigent la lutte, qui versent leur sang pour rendre témoignage au Seigneur. Je sais avec certitude que je dois mourir pour cette cause."

Emouvante prévision, sans doute. Sur quoi se fonde-t-elle ? M. Schneider l'a noté dans sa Congrès de Wiesbaden (Scheider, Loc, cit,. p.18,) : "Il lut (dans l'Apocalypse) que trois années et demie ou 1260 jours, le temps de la désolation devait durer, désolation dont le Christ avait déjà parlé d'après Daniel (Servet acceptait l'Apocalypse comme canonique, à l'encontre de Zwingli et de Luther qui la déclaraient non biblique.) Alors devait recommencer la lutte de Saint Michel et de ses anges contre le dragon Or lui-même avait reçu au baptême le nom de Michel (C'est dans cette pensée qu'il voulut faire commencer l'Impression de la Christi. Resti. Le jour de la Saint-Michel de l'année 1552.) Depuis Constantin jusqu'à l'époque où il vivait, plus de 1200 ans s'étaient écoulés. Donc le rétablissement du Christianisme par Michel était proche. Partant de ces idées, il composa l'œuvre capitale de sa vie : Restitutio Christianismi."

De là le ton prophétique de nombreuses parties de son livre. Son imagination exaltée, appuyée sur une érudition composite et indigeste, aperçoit le règne, la révélation de l'Antéchrist comme présente, révélationejus jam nune proesens. L'Antéchrist, la Bête, Moloch, lisez toujours : le Pape, luttent contre les Saints ; mais la lutte est engagée contre l'Antéchrist, les temps sont révolus et la victoire est chose actuelle, de nostra victoria. De tout cela, en achevant la Christianismi Restitutio, il dénombre jusqu'à soixante signes distincts.

Enfin la libre pensée ne saurait songer à inscrire au pied de la statue de Servet, ces graves réflexions tracées par lui sous la menace de la mort, et donc sincères, à moins qu'on ne veuille indûment suspecter sa bonne foi en un tel moment : "En toutes les autres hérésies et en tous les autres crimes, n'en a point si grand que de faire l'âme mortelle. Car à tous les autres, il y a espérance de salut, et non point à celui-ci. Qui dit cela, ne croit point qu'il y a un Dieu, ni justice, ni résurrection, ni Jésus Christ, ni Sainte Ecritures, ni rien : sinon que tout è mort, et que homme est beste sont tout un? Si j'avais dict cela, non seulement dict, mais escript publicament pour enfecir le monde, je ma condénarés moy mesme à mort," (cité par M. Herroit dans son discours de Vienne, d'après Saisset. Ce texte se trouve déjà dans Allwoerden, historia M. Servet, p, 91.)



La mémoire de Servet s'accommoderait-elle d'un hommage venu des catholiques ? Assurément non. Pour eux, ils honorent volontiers dans Michel Servet l'érudit, le chercheur, surtout la savant, dans la mesure où il est dénombré que ce titre, souvent prodigué, lui est acquis.

Même cette mesure largement faite, à moins de naïveté ou de duperie, ils ne pourraient participer à la glorification d'un adversaire déclaré de leurs croyances, qui niait leurs dogmes essentiels sciemment, habilement, trop habilement même, car il profita du séjour qu'il faisait à Vienne, sous la protection et presque sous la toit de l'archevêque Palmier, pour composer, écrire, faire imprimer secrètement un livre contraire à la foi reçus dans l'Eglise, foi qui était celle de son hôte et de son ami.

Les catholiques n'en regrettent pas mois les rigueurs auxquelles les mœurs autant que la législation du siècle astreignirent les juges de Vienne. Ils se souviennent, du reste, que Matthieu Ory n'agit que sur une dénonciation extérieure et répétée, après une enquête minutieuse. Ils se rappellent la conduite de l'archevêque Palmier qui, non content, semble-t-il, d'avoir pardonné les premières erreurs de Servet, voulut user de modération dans la procédure devenue nécessaire contre l'ami indélicat : une première instruction déclarée insuffisante, l'arrestation tardive, la prison adoucie, l'évasion probablement facilitée…

Ce n'est pas qu'aujourd'hui plus qu'autrefois les catholiques refusent de croire et de dire qu'il y a de véritables crimes d'idées, dont les victimes sont plus à plaindre que les auteurs, fussent-ils sincères, crimes qui ont pu être commis lesquels il faut garder la société religieuse comme la société civile, loin qu'il faille accorder, au contraire, des réparations à celui qui les a commis. (M. Doumergue, aux fêtes de Genève (1903), s'est de mandé ce qui arriverait si l'Eglise érigeait un jour un monument expiatoire, en l'honneur de la Saint- Barthélemy, de 'Inquisition, etc. sur ces questions que n'a pas pour objet la présente étude, on se bornera à renvoyer aux brochures de la collection Science et Religion [Bloud]. Rappelons aussi parmi les travaux catholiques : l'Inquisition de M. Vacandard ; l'art. sur la répression de l'hérésie, dans les Quest. d'hist. et d'archéol. De M. Guiraud, prof. A l'Université de Besançon ; l'art. de Gerin sur Innocent XI et la Révocation de l'édit de Nantes, dans la révérend des Quest. hist. ; la Saint-Bartthélemy de H. de Ferrière, 1892, etc., etc. Quelques tracts populaires, très courts, ont été publiés par le Petit Démocrate de Limoges, par les Questions actuelles, etc.) Sensibles au malheur personnel du condamné, émus de piété profonde devant ses larmes et ses cris, priant Dieu qu'il fasse la lumière dans l'intelligence égarée, qu'elle bénéficie du moins auprès de la Miséricorde infinie de son effort vers la vérité, s'il fut loyal, les catholiques s'inclinent néanmoins devant la triste nécessité du châtiment et devant la loi d'expiation : mystère profond que les justices humaines acceptent de fait dans nos sociétés laïques, sans que leurs philosophies parviennent à l'expliquer…

Seulement, alors même qu'ils rappellent ces choses, les catholiques se réjouissent que, de plus en plus, les fautes de l'esprit ne soient atteintes que par des peines spirituelles, que la douceur mieux sentie de l'Evangile ait peu à peu effacé de l'histoire les sévérités des légistes, et que le vieux principe : l'Eglise a horreur du sang ne souffre pas de dommage dans nos société contemporaines (Cf. Mgr d'Hulst, Conférences de Notre-Dame, 1895, pp. 386-387 et Mgr Baudrillart, l'Eglise Catholique, la Renaissance et le Protestantisme, p. 222 et sq.) Bossuet, que rappelle d'Artigny, écrivait un jour : "Le droit est certain, mais la modération est nécessaire." Les catholiques, avec Bossuet, ne renient pas le droit ; et, pratiquement, ce qu'ils appellent aujourd'hui modération, équivaut, dans un monde où l'unité de foi a disparu, au non-usage du droit de contrainte matérielle.



Restent les protestants. Libéraux, surtout conservateurs, ils cherchent à définir leur attitude dans la question Servet. Ne dissimulons pas combien pas combien de problème est embarrassant pour eux. Le double principe, à leurs yeux fondamental, du libre examen et de la tolérance, que la Réforme veut voir par un de leurs fondateurs et de leurs chefs le 27 octobre 1553. Par lui, ils reprenaient, au moment même où elle allait commencer lentement de tomber en désuétude dans les gouvernements catholiques, la violente tradition du moyen âge. Calvin, il est vrai, en tenait pour le droit du glaive. N'importe : son rôle d'espion, de délateur déguisé, faisant appel à lui, hérétique à l'Inquisition, son rôle de procureur et bourreau soulève le cœur. Nous comprenons que l'on reparle de monument expiatoire. Mais alors, et si l'on s'en tient à l'idée de "réparer", ce n'est pas à Saragosse, à Vienne ou à Paris qu'il devrait naturellement s'élever : c'est à Genève.

Quoi qu'il en soit, du reste, du second projet genevois, on s'efforce vainement de concevoir comment la question Servet pourrait devenir un bon terrain de propagande Protestante.

Et il faut souhaiter, au surplus, que le culte de Servet n'aboutisse jamais, sous prétexte de tolérance, à une explosion nouvelle d'intolérance et de passions antireligieuses.






APPENDICE



Ouvrages de Michel Servet (de Villeneuve).



1°De Trinatis erroribus libri VII, per Michael Serveto, alias reves, in-8°, Haguenau (chez Cesserius ou Setzer) 1531, (B.N.., réserve D, 4.947) ;

2° Dialogorus de trinitate libri duo, per Michaelem Seveto, alias Reves, in -8° Haguenau (chez Cesserius), 1532 ;

3° Claudii Ptolomae Alexandrini geographicae Enarrationis libri octo ; ex Bilibaldi Pirckemeri translatione sed ad groeca et prisca exemplaria a Michaele Villanova jam prinum recogniti, etc…, in folio, Lyon, Melch. Et Gasp Trechsel, 1535. L'édition plus complète de 1541 (chez Hugues de la Porte, Lyon) se trouve dans la bibliothèque de M. de Terrebasse ;

4° Brecissima Apologia pro Campeggio in Leonardum Fuchsum, 1536 (cité par Tollin qui l'a connue partiellement) ;

5° Syruporom universa Ratio ad Galeni censuram diligebter expotia, etc. Michaek Villanovano auctore, in-8°, Paris, chez Simon Colinaeus, 1537 (B.N., édition de 1537 ; Te 151, 1383) ;

6° Apologetica Disceptatio pro Astrologia, 1538, (B.N. Ed. s.f.n.d. Réserve V, 2.232) ;

7° Biblia sacra ex Sanctis Pagnini translatione, etc…, in-fol. Lyon, Hugues de la Porte, 1542 ;

8° Christianismi Restitutio : Totius Ecclesiae apostolicaead sua limina vocatio, in integrum restitutia cognitione Dei, Fidei christianae, Justificationis nostrae, Regenerationis Baptismi et Coenae Domini manducationis, restituto denique nobis Regno caelesti, Baylonis impiae captivate soluta at Antichristo cum suis penitus deztructo, in-8° de 734 pages, avec initiales de l'auteur seulement à la dernière page, M. S., 1553.

On a un exemplaire de ce livre à la bibliothèque nationale de Vienne en Autriche et à celle de d'Edimbourg.

Il existe aussi une édition fac-similé publiée à Nuremberg en 1791 par les soins de Gottlieb von Murr. (Nos références, en général, sont données d'après l'exemplaire que possède M. H. de Terrebasse ; plusieurs ont été collationnées par M. l'bbé Lanfrey.)

La cote de la Bivli. Nationale pour l'exemplaire qu'elle possède est : Réserve D2, 11.274.

Une traduction allemande de la Christianismi Restitutio existe en Allemagne ; elle a pour auteur le docteur B. Spiess (3 vol., Wiesbaden, 1892-1896).

Enfin Audin, Hist. de Calvin, T.2, P. 267, attribue à Servet, inexactement sans doute, le Theaurus animoe christianae, ouvrage souvent traduit et très répandu, qu'il aurait publié sous le nom de Desiderius Peregrinus.